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« Mon métier ? Cracher dans la soupe pour lui
donner du goût. »
(Léon Bloy, de mémoire)
On va jouer aux Lettres persanes, voulez-vous ? Un genre
d’étude comparative entre le monde merveilleux
de l’édition et celui du show-business français
par un chanteur de rock’n’roll qui fréquente
à l’occasion le second depuis plus de dix ans,
mais le premier depuis une vingtaine de mois à peine.
Vous me direz, et à raison, que c’est un sujet
qui n’intéresse pas grand monde pour ne pas dire
personne tant les affres de cette secte vaine, minuscule,
nombriliste, infatuée, parisianiste et autiste qu’est
l’édition française ne concerne que ses
membres, seulement voilà, justement, qui lit Bordel,
si ce n’est vous, ceux-là ? Ainsi, voici la vérité
toute nue : Vaquette est messianique et ne désire rien
d’autre que de vous rédimer en vous désignant
vos fautes, et puis aussi prévenir les jeunes naïfs
qui voudraient tenter l’aventure d’une carrière
littéraire.
Mon éditeur est un enculé. Bien sûr, ce
titre est à prendre avec la distance nécessaire,
d’ailleurs, la phrase la plus intelligente qu’il
(enfin, qu’elle, mon éditeur est une éditrice)
m’ait dite est : « Casse-toi Vaquette, va voir
ailleurs si c’est mieux », et, effectivement,
à en croire mes collègues plus expérimentés,
ailleurs, ce n’est pas mieux, il paraît même
que dans les « grandes maisons », il est impossible
de joindre quiconque entre midi et 16 heures tant ces gens
sont occupés à dépenser nos sous dans
des restaurants chics, chers et j’espère pas
bon. Au moins, chez un petit éditeur ne risque-t-on
pas de tomber sur une secrétaire qui fait barrage :
il n’y a pas de secrétaire, au mieux deux trois
stagiaires pour donner l’impression du nombre, et aussi
celle du travail.
Mais je m’égare car je vous avais promis une
étude comparative, la voici. Le show-business possède
une supériorité essentielle sur l’édition
: un éditeur est un être de conviction luttant
héroïque pour que survive une littérature
de qualité indépendante quand un producteur
est un enculé (c’est un fait universellement
reconnu) – ça rend les choses tout de même
moins hypocrites. Quant au reste, à quelques détails
près, la réalité est la même et
je vais la livrer ci-dessous, le plus impartialement possible
(je vais être terriblement chiant, vous êtes prévenus),
libre à vous bien sûr de hausser les épaules
et de balayer mes doctes assertions d’un revers de main
blasé : « Vaquette ! Tout ce que tu dis est bien
connu ! Tu ne crois pas nous apprendre quelque chose tout
de même ? » avant de conclure par cette phrase
terrible, toujours la même, « On n’y peut
rien, c’est comme ça ! » Le procédé
est bien connu en retour, c’est lui qui permet d’imaginer
Chirac, menteur, escroc, insincère et arriviste en
président de la République sans éclater
de rire ni même vomir un peu dégoûté.
Après tout, quelle importance ça a que l’imposture
soit partout et à chaque instant ? T’es terriblement
premier degré, Vaquette ! (en plus, limite aigri) C’est
vrai qu’il vous faut probablement beaucoup d’humour
pour déifier Molière et son Tartuffe et publier
dans le même temps Nicolas Rey, Y.B. ou Christine Angot.
Lorsqu’on se représente un producteur ou un éditeur,
on s’imagine un joueur prêt à « faire
des coups », c'est-à-dire à prendre le
risque de perdre (au moins un peu) dans l’espoir de
gagner (de préférence beaucoup), la première
partie du diptyque justifiant moralement la seconde. La réalité
est malheureusement tout autre, celle de comptables gérant
leurs entreprises en investissant exclusivement dans des produits
a priori rentables et cherchant à en tirer à
coup sûr un maigre bénéfice. Et là
où les producteurs pratiquent le vol, les éditeurs,
eux, se livrent au racket. Je veux dire, qu’autant un
musicien a toujours la possibilité de survivre dans
l’autoproduction et de diffuser son travail par la scène
(et aujourd’hui le web) en attendant le jour où
il aura suffisamment de public pour « signer »
avec un rapport de force qui ne lui sera pas absolument défavorable,
autant un auteur se doit de passer par les fourches caudines
de la publication pour acquérir un minimum de crédibilité
professionnelle et avoir une chance de toucher pratiquement
son public.
Mieux, conscientes (probablement) de leur incapacité
de faire leur travail, les maisons de disques proposent désormais
de plus en plus souvent des contrats qui basculent les frais
de production et de promotion à la charge des «
artistes » (qui deviennent de fait producteurs) en échange
d’une rétribution moins anecdotique sur les ventes
(Rappelons que sur un CD ou un livre vendu aux alentours de
20 €, « l’artiste » touche, dans le
cadre d’un contrat traditionnel, moins de 2 €).
Cela peut paraître une crapulerie supplémentaire,
ça l’est, mais ça a l’avantage également
d’être plus conforme à la réalité
et conséquemment moins malhonnête au final. Les
maisons d’éditions, elles, en sont toujours (mais
sur cela comme sur tant de choses, Dieu que ces vénérables
institutions sont réactionnaires et lentes à
évoluer !) à signer des contrats dans lesquels
les auteurs sont marginalement rémunérés
sous prétexte que l’éditeur est censé
assurer la promotion du livre, promotion laissée exclusivement
dans les faits à la charge de l’auteur (Et bien
sûr, mais nous sommes là au cœur de «
l’hypocrisie à la française », ces
braves gens condamnent avec la plus grande fermeté
éthique l’édition à compte d’auteur
et le copyright à l’anglo-saxonne : quiconque
a lu un contrat type de l’édition aura du mal,
là encore, à retenir son rire ou son vomi.)
Mais non content de pratiquer le racket, l’éditeur
à un second passe-temps : couiner qu’il galère,
et certes, c’est vrai, il galère, mais malgré
tout, il survit, bon an mal an, quand un auteur, à
chiffre de vente égal, non. Le drame, c’est qu’il
est acquis comme une évidence probablement incongrue
de contester (y compris pour bon nombre d’auteurs :
affligeants collègues, vous êtes vraiment des
chiens – c’était un message personnel),
qu’il est légitime pour un éditeur de
vivre de son métier, d’exercer son activité
professionnelle à plein temps et de pouvoir payer son
loyer, son ordinateur ou son téléphone, mais
pour un auteur, non, au mieux doit-il se réjouir d’être
promu à la distinction honorifique et ô combien
enviée « d’écrivain publié
», et puis c’est tout.
Cela dépasse d’ailleurs strictement les problèmes
de poignon, tout ce petit monde est fondé sur ce présupposé
non-dit mais profondément intégré par
tous : entre l’auteur et l’éditeur, le
plus important des deux, c’est l’éditeur,
et il n’y a pour s’en convaincre qu’à
jeter un œil sur la plupart des couvertures des romans
publiés. À dix mètres, vous reconnaîtrez
s’il s’agit d’un livre du Seuil ou de l’Olivier,
mais pas s’il s’agit d’un Jaenada ou d’un
Patrick Grainville, encore moins s’il s’agit d’un
livre à la plume rock’n’roll ou académique,
au discours engagé ou sentimental. Vous imaginez tous
les disques de Sony Music ou de EMI avec la même charte
graphique qu’il s’agisse de Kool Shen, des Wampas
ou de Michel Sardou ? Dieu que ces gens sont d’une prétention
gigantesque (que j’aurais, il est vrai, mauvaise grâce
à leur reprocher), mais plus que cela, c’est
leur absence absolue d’honnêteté qui les
rend difficilement fréquentables : Vous croyez, vous,
que le soir, au lit, Maren Sell lit Loana, Marion Mazauric,
Louis Lanher ou Beigbeder, Bénédicte Martin
?
Mais poursuivons sur la malhonnêteté, Loana,
Louis Lanher et Bénédicte Martin, et revenons,
voulez-vous ? sur la perversion qui laisse à la charge
de l’auteur la promotion de son ouvrage pour mettre
le doigt sur une seconde perversion qu’elle induit :
les éditeurs ne signent souvent plus (hors de toute
considération littéraire) que des auteurs capables
d’assurer eux-mêmes la vente de leurs livres,
soit qu’ils possèdent déjà un public
acquis (vedettes médiatiques par exemple), soit un
carnet d’adresses conséquent. Ainsi voit-on une
surreprésentation dans l’édition de mondains
à la plume vide de tout sens mais au poudrier rempli
de cocaïne qui produisent des livres qui fondamentalement
n’intéressent personne, ne peuvent intéresser
personne, et qui pourtant, bénéficiant de quelques
articles de complaisance et de deux trois passages télés
se vendront suffisamment pour que l’éditeur puisse
payer son imprimeur et engranger un bénéfice,
certes modeste, mais sans risque et sans effort quand imposer
une œuvre plus intéressante (et qui au final pourrait
toucher un plus large public, témoin les succès
de Despentes ou de Houellebecq) aurait demandé une
prise de risque et un investissement plus conséquents.
Ne répondez rien, je sais, vous me trouvez terriblement
naïf (et définitivement aigri) tant vous êtes
persuadés au final que le succès d’une
œuvre est une affaire de hasard, qu’il est indépendant
de sa qualité, mieux, pire pardon, qu’il est
nécessairement inversement proportionnel à sa
qualité (c’est ça probablement le fameux
« respect du public » dont vous vous gargarisez
tant) : qu’il doit être terrible de penser cela
et de se lever chaque matin pour aller au boulot !
Je vais vous apprendre autre chose que vous ignorez probablement
(c’est cela que je voulais dire quand je parlais d’autisme
en introduction), parce qu’au final, au delà
des considérations de poignon et de boutique, c’est
par l’essentiel que je voudrais conclure mes impressions
de voyage au cœur du monde merveilleux de l’édition
française. Il y a des tas de gens (j’en faisais
partie et j’en connais plein) qui aiment la littérature,
qui lisent, beaucoup, mais qui jamais n’ouvriront un
livre de la « rentrée littéraire ».
Ils ont essayé, une fois, deux fois, dix fois, et puis,
après avoir acheté puis tenté de lire
le dernier prix Goncourt, la dernière vedette médiatique
à la mode, le dernier livre encensé par la critique
et conseillé par les libraires ou le dernier scandale
dont tout le monde (en) parle, ils ont jurés qu’on
ne les reprendrait plus. C’est à croire d’ailleurs
en retour que ceux qui lisent ces livres (et qui sont une
minorité des lecteurs, ou alors tout est perdu –
plaît-il ? tout est perdu ?) sont incapables de lire
Bernanos ou Flaubert parce que trop compliqués.
Amis-camarades éditeurs, cessez de couiner (décidément,
un éditeur, comme n’importe quel autre petit
commerçant qui croupit dans le demi-monde, ça
couine énormément) que les gens ne lisent plus
de livres, et tentez d’en publier et d’en défendre
de moins indigents, des qui ont simplement quelque chose à
dire, enfin, autre chose que l’amour dure trois ans
ou que quand on boit, beaucoup, on est souvent bourré
(Excusez-moi, mais j’ai eu vraiment beaucoup de mal
avec le dernier Pierre Mérot et pas uniquement parce
qu’il m’a piqué le prix de Flore : Bon,
Pierre, c’est quoi le thème de ton prochain bouquin
; Ben, c’est pour dire que je bois ; OK, mais c’est
quand même un roman, pas une nouvelle, tu développes
ça comment ? ; Ben… euh… je bois…
beaucoup ; OK, c’est mieux, mais ensuite ? ; Ben…
je bois… dans des bars, la nuit ; OK, un décor,
c’est un bon début, on sent une ambiance qui
se met en place, mais tu développes ça comment,
APRÈS ? ; Ben, après, je suis bourré
; OK, MAIS ENSUITE ? ; Ben… j’ai une vie de merde
; ET ALORS ???!!! ; Ben… je bois – ça fait
tout de même 250 pages, mais rassurez-vous, c’est
écrit en gros caractères, et puis, à
en croire mon éditrice, il paraît que c’est
parmi ce qui se fait de plus intéressant en littérature
française aujourd’hui.)
Depuis presque un an, je m’en suis bouffé des
merdes de la rentrée littéraire, par conscience
professionnelle, aussi pour pouvoir cracher sur mes collègues
ou sur le catalogue des éditeurs (à commencer
par le mien) en connaissance de cause, et puis, un soir, au
lit, j’ai craqué, un livre a volé au travers
de la pièce (Régis de Sà Moreira, c’est
léger, ça vole bien au travers des pièces),
je suis allé à ma bibliothèque, j’avais
besoin, vraiment besoin de lire quelques pages substantielles
– c’est ça la littérature, simplement,
non ? J’ai hésité, pas longtemps, et puis,
j’ai pris un Léon Bloy, celui de la fin, le plus
hard-core (comme quoi on peut rester radical avec l’âge)
et j’ai eu brutalement moins honte d’avoir un
temps abandonné le rock’n’roll pour écrire
un roman.
L'IndispensablE, mai 2004
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