Chapitre 7
:
J’ai inventé Harlem Désir™

Dans les années deux mille dans des salles de banlieue parisienne, Svinkels chantera pour la caissière : « R’garde-moi un peu

Dans les années deux mille dans des salles de banlieue parisienne, Svinkels chantera pour la caissière : « R’garde-moi un peu en face que j’t’en colle une » («  dès qu’une pute me parle d’l’effet Mondial, madame, les Rebeus c’est pas tous Zinedine Zidane »). Nous sortons tous les trois tandis qu’elle nous observe, par en dessous bien sûr.

— Vous fréquentez souvent cet établissement ?

— Tous les jours.

— Et vous ne craignez pas que la police puisse aisément retrouver votre trace ?

— Eh bien ? Qu’ai-je à risquer ? Ai-je seulement touché cette femme ? Quant à vous, messieurs, qui êtes bien urbains de vous soucier de ma sécurité, je ne vous connais pas, il me semble.

— Et vous perdez beaucoup, madame.

— Soyez certain que je n’en doute pas, monsieur.

— Tristan-Edern Vaquette, et son fidèle Sancho Pança – stop ! on la refait : Tristan-Edern Vaquette, Bixente Majakovic.

— Enchantée. Artémise Legrand, puis, après un temps, avec orgueil : née de Briancourt. Vous inventez toujours des noms de personnages aussi didactiques ?

— Et vous, vous vous confrontez souvent ainsi à l’ordre ?

— À l’ordre, qui est un bien nécessaire, non. Je n’ai jamais toléré en revanche ses abus, ses déviances, ses injustices.

— L’ordre, un bien nécessaire ?

— Oui. Je ne sais pas dans quelle mesure vous étiez sérieux tout à l’heure, mais moi, je vivrais fort mal en anarchie. Hypothéquer mon libre arbitre au profit d’une vision étriquée de la loi et des règlements, me semble aussi inacceptable qu’au profit de l’intérêt égoïste d’un seul être qui se présentera devant moi dans la supériorité écrasante de sa force.

— Je crains que vous ne caricaturiez l’anarchie, madame.

— Peut-être. Je crois en la loi, Tristan, pour protéger la plupart du pouvoir de certains. Je crois en la loi bien comprise, quand cette femme ne sait que le pouvoir, le tout petit pouvoir, qu’elle pense que la loi lui accorde, définitivement à tort. Je n’ai jamais eu le moindre penchant romantique pour les criminels, pas plus que la moindre patience pour ceux qui, chargés de défendre l’intérêt commun, ne voient dans leur charge qu’un outil pour promouvoir leur intérêt personnel. Je crois enfin à la loi, car persuadée qu’il existe des choses plus importantes que la somme des égoïsmes individuels.

— Leur soustraction ?

— Non. Par exemple, en ces temps, l’intérêt supérieur de la nation, mais je sens que le mot vous choque Tristan, disons, si vous préférez, l’intérêt supérieur de l’humanité, une certaine idée de la dignité humaine.

— Non, je ne suis pas sûr que je préfère… Artémise. Mais peut-être devrions-nous reprendre cette conversation plus tard, plus au calme. Dînerez-vous chez moi, avec nous, demain soir ?

— Avec plaisir, Tristan.

Le rendez-vous convenu, nous nous sommes séparés.

— Qu’en penserais-tu, Bixente, si nous « travaillions » avec une personne aussi ostensiblement de droite ?

— M’en fous de ces conneries. Je la sens bien, et trois, c’est mieux que deux.

Le lendemain soir, nous lui avons expliqué, sans prudence, sans méfiance, naïvement sans doute, la nature de nos opérations. Elle, elle nous a raconté de Gaulle, la France libre, sa volonté d’être l’avant-garde du grand mouvement de résistance nationale qui allait bientôt naître pour bouter l’Allemand hors de France.

De tout cela, j’eus dû m’en chaloir comme un ministre de l’Intérieur d’un sans-papiers, et pourtant, c’est à cet instant-là, et pas avant je crois, que j’ai commencé à comprendre que je participais, que j’allais bientôt participer à quelque chose de sérieux. Voilà, c’est le mot exact, j’ai alors commencé à prendre au sérieux ce qui n’avait été jusque-là, consciemment du moins, qu’une galéjade, un avatar tardif de mon adolescence. Parce que, dans la forêt profonde, d’autres aussi marchaient vers le nord, je compris mieux pourquoi j’avais ainsi bifurqué, pressentant déjà de plus en plus précisément à quoi ressemblerait la suite du chemin. Le plus étrange sûrement, fut que cette promiscuité soudaine tout autant que virtuelle, potentielle, ne refroidit pas brutalement ma détermination. Bien au contraire, elle l’aiguisa. J’allais enfin pouvoir, par ennemis interposés bien sûr, me mesurer à d’autres, lutter, et donc possiblement, probablement gagner, dans un jeu qui se révélait d’importance, et qui serait, bientôt, sûrement reconnu comme tel.

Bixente, lui, ne pouvait que se féliciter de cette extension du domaine de la lutte. Artémise, bien sûr, était enthousiaste, elle qui n’attendait que nous pour commencer le combat.

Nous avons ainsi, dans un premier temps, fracturant les dépôts postaux, intercepté des lettres de dénonciation, puis, très vite, les délateurs eux-mêmes tandis qu’ils allaient déposer leur minable missive, le plus souvent de nuit :

— Police française. Vous faites quoi dehors à cette heure ?

— La même chose que vous, collègues, je surveille.

Ça, c’est arrivé une fois, heureusement sans conséquence. La plupart du temps, le visage de nos interlocuteurs s’éclairait de la flamme du devoir accompli :

— Justement, je vous postais cette lettre.

Alors, je commençais par un coup de pied fouetté dans la tête dont l’effet psychologique se révélait frappant, avant de laisser le gros du travail à Bixente. Puis, venait l’heure du cours de morale convenu. Première partie (moi) : liberté, égalité, dignité, courage, droits de l’homme aussi ; deuxième partie (Artémise) : la France, éternelle malgré tout, les traîtres, le rôle que leur réserve la patrie en temps de guerre. Nous finissions alors, comme jadis à deux, par la promesse d’oublier notre intervention, enfin, son déroulement et ses protagonistes, surtout pas sa morale.

Ainsi, sans même le savoir, avons-nous peut-être sauvé quelques Juifs, quelques communistes, quelques homosexuels, quelques anarchistes, quelques étrangers, quelques syndicalistes, quelques faiseuses d’anges, voire, même, quelques vrais criminels. Ainsi aussi, par ce mélange de surveillance, de répression et de propagande, réinventions-nous des principes ancestraux de police. Pire, nous nous retrouvions à l’égal des organisations antiracistes modernes qui traquent les sites déviants sur Internet pour les condamner en justice. Oui, nous avons inventé, avec soixante ans d’avance, le procès contre Costes (http ://costes.org), et, de cela, nous ne pouvions aucunement être fiers. À notre décharge pourtant, nous, nous étions à l’époque minoritaires, notre démarche était courageuse, audacieuse, risquée, oui ! nous n’étions encore qu’un contre-pouvoir – cela change beaucoup de choses, tout même.

Ajout

Costes me précise que ce n’est pas Vaquette qui a inventé les organisations antiracistes, mais que la Licra a été créée dès les années trente pour défendre un anarchiste ukrainien juif proche de Makhno qui avait abattu l’ancien président de la République d’Ukraine, réfugié comme lui à Paris, et qui justifiait son geste en le présentant comme une vengeance contre les pogroms juifs dont il attribuait la responsabilité à l’ancien président. Voilà, c’est dit.