Dans
les années deux mille dans des salles de banlieue parisienne, Svinkels chantera
pour la caissière : « R’garde-moi un peu en face que j’t’en colle
une » (« dès qu’une pute me parle d’l’effet Mondial, madame, les
Rebeus c’est pas tous Zinedine Zidane »). Nous sortons tous les trois
tandis qu’elle nous observe, par en dessous bien sûr.
— Vous
fréquentez souvent cet établissement ?
— Tous
les jours.
— Et
vous ne craignez pas que la police puisse aisément retrouver votre trace ?
— Eh bien ? Qu’ai-je à risquer ? Ai-je
seulement touché cette femme ? Quant à vous, messieurs, qui êtes bien
urbains de vous soucier de ma sécurité, je ne vous connais pas, il me semble.
— Et
vous perdez beaucoup, madame.
— Soyez
certain que je n’en doute pas, monsieur.
— Tristan-Edern Vaquette, et son fidèle Sancho Pança –
stop ! on la refait : Tristan-Edern Vaquette, Bixente Majakovic.
— Enchantée. Artémise Legrand, puis, après un temps,
avec orgueil : née de Briancourt. Vous inventez toujours des noms de
personnages aussi didactiques ?
— Et vous, vous vous confrontez souvent ainsi à
l’ordre ?
— À
l’ordre, qui est un bien nécessaire, non. Je n’ai jamais toléré en revanche ses
abus, ses déviances, ses injustices.
— L’ordre,
un bien nécessaire ?
— Oui.
Je ne sais pas dans quelle mesure vous étiez sérieux tout à l’heure, mais moi,
je vivrais fort mal en anarchie. Hypothéquer mon libre arbitre au profit d’une
vision étriquée de la loi et des règlements, me semble aussi inacceptable qu’au
profit de l’intérêt égoïste d’un seul être qui se présentera devant moi dans la
supériorité écrasante de sa force.
— Je
crains que vous ne caricaturiez l’anarchie, madame.
— Peut-être. Je crois en la loi, Tristan, pour protéger
la plupart du pouvoir de certains. Je crois en la loi bien comprise, quand
cette femme ne sait que le pouvoir, le tout petit pouvoir, qu’elle pense que la
loi lui accorde, définitivement à tort. Je n’ai jamais eu le moindre penchant
romantique pour les criminels, pas plus que la moindre patience pour ceux qui,
chargés de défendre l’intérêt commun, ne voient dans leur charge qu’un outil
pour promouvoir leur intérêt personnel. Je crois enfin à la loi, car persuadée
qu’il existe des choses plus importantes que la somme des égoïsmes individuels.
— Leur
soustraction ?
— Non.
Par exemple, en ces temps, l’intérêt supérieur de la nation, mais je sens que
le mot vous choque Tristan, disons, si vous préférez, l’intérêt supérieur de
l’humanité, une certaine idée de la dignité humaine.
— Non, je ne suis pas sûr que je préfère… Artémise. Mais
peut-être devrions-nous reprendre cette conversation plus tard, plus au calme.
Dînerez-vous chez moi, avec nous, demain soir ?
— Avec
plaisir, Tristan.
Le rendez-vous convenu, nous nous sommes séparés.
— Qu’en
penserais-tu, Bixente, si nous « travaillions » avec une personne
aussi ostensiblement de droite ?
— M’en
fous de ces conneries. Je la sens bien, et trois, c’est mieux que deux.
Le lendemain soir, nous lui avons expliqué, sans
prudence, sans méfiance, naïvement sans doute, la nature de nos opérations.
Elle, elle nous a raconté de Gaulle, la France libre, sa volonté d’être
l’avant-garde du grand mouvement de résistance nationale qui allait bientôt
naître pour bouter l’Allemand hors de France.
De tout
cela, j’eus dû m’en chaloir comme un ministre de l’Intérieur d’un sans-papiers,
et pourtant, c’est à cet instant-là, et pas avant je crois, que j’ai commencé à
comprendre que je participais, que j’allais bientôt participer à quelque chose
de sérieux. Voilà, c’est le mot exact, j’ai alors commencé à prendre au sérieux
ce qui n’avait été jusque-là, consciemment du moins, qu’une galéjade, un avatar
tardif de mon adolescence. Parce que, dans la forêt profonde, d’autres aussi
marchaient vers le nord, je compris mieux pourquoi j’avais ainsi bifurqué,
pressentant déjà de plus en plus précisément à quoi ressemblerait la suite du
chemin. Le plus étrange sûrement, fut que cette promiscuité soudaine tout
autant que virtuelle, potentielle, ne refroidit pas brutalement ma
détermination. Bien au contraire, elle l’aiguisa. J’allais enfin pouvoir, par
ennemis interposés bien sûr, me mesurer à d’autres, lutter, et donc
possiblement, probablement gagner, dans un jeu qui se révélait d’importance, et
qui serait, bientôt, sûrement reconnu comme tel.
Bixente,
lui, ne pouvait que se féliciter de cette extension du domaine de la lutte.
Artémise, bien sûr, était enthousiaste, elle qui n’attendait que nous pour
commencer le combat.
Nous
avons ainsi, dans un premier temps, fracturant les dépôts postaux, intercepté
des lettres de dénonciation, puis, très vite, les délateurs eux-mêmes tandis
qu’ils allaient déposer leur minable missive, le plus souvent de nuit :
— Police
française. Vous faites quoi dehors à cette heure ?
— La
même chose que vous, collègues, je surveille.
Ça,
c’est arrivé une fois, heureusement sans conséquence. La plupart du temps, le
visage de nos interlocuteurs s’éclairait de la flamme du devoir accompli :
— Justement,
je vous postais cette lettre.
Alors, je commençais par un coup de pied fouetté dans la
tête dont l’effet psychologique se révélait frappant, avant de laisser le gros
du travail à Bixente. Puis, venait l’heure du cours de morale convenu. Première
partie (moi) : liberté, égalité, dignité, courage, droits de l’homme
aussi ; deuxième partie (Artémise) : la France, éternelle malgré
tout, les traîtres, le rôle que leur réserve la patrie en temps de guerre. Nous
finissions alors, comme jadis à deux, par la promesse d’oublier notre
intervention, enfin, son déroulement et ses protagonistes, surtout pas sa
morale.
Ainsi, sans même le savoir, avons-nous peut-être sauvé
quelques Juifs, quelques communistes, quelques homosexuels, quelques
anarchistes, quelques étrangers, quelques syndicalistes, quelques faiseuses
d’anges, voire, même, quelques vrais criminels. Ainsi aussi, par ce mélange de
surveillance, de répression et de propagande, réinventions-nous des principes
ancestraux de police. Pire, nous nous retrouvions à l’égal des organisations
antiracistes modernes qui traquent les sites déviants sur Internet pour les
condamner en justice. Oui, nous avons inventé, avec soixante ans d’avance, le
procès contre Costes (http ://costes.org), et, de cela, nous ne
pouvions aucunement être fiers. À notre décharge pourtant, nous, nous étions à
l’époque minoritaires, notre démarche était courageuse, audacieuse, risquée,
oui ! nous n’étions encore qu’un contre-pouvoir – cela change beaucoup de
choses, tout même.
Ajout
Costes
me précise que ce n’est pas Vaquette qui a inventé les organisations
antiracistes, mais que la Licra a été créée dès les années trente pour défendre
un anarchiste ukrainien juif proche de Makhno qui avait abattu l’ancien
président de la République d’Ukraine, réfugié comme lui à Paris, et qui
justifiait son geste en le présentant comme une vengeance contre les pogroms
juifs dont il attribuait la responsabilité à l’ancien président. Voilà, c’est
dit.