Mon
procès se poursuit par un long monologue de Stéphane parfois entrecoupé de
quelques mots du président m’invitant à répondre à ses questions, ce que je
fais en acquiesçant d’un vague signe de tête. Tout cela est une suite de faits
avérés, parfois sortis de leurs contextes, de suppositions, bien sûr erronées,
mais crédibles, de mensonges dont Stéphane est le seul témoin présent. Après
tout, c’est la parole d’un héros de la Résistance au dossier militaire
exemplaire, contre celle d’un colonel, certes, certes couvert de médailles,
mais ayant volontairement abandonné l’armée, n’ayant participé à aucun combat
depuis, si ce n’est contre des résistants français, et qui, enfin, a enlevé à
la justice les chefs de la milice et de la Gestapo (ceux-là même, qui, plus
tôt, l’avaient relâché vivant de façon tout à fait inexplicable) avant que
ceux-ci ne succombent, en sa seule présence, de deux balles tirées par son
arme. Ajoutez à cela que je suis seul, bien sûr, quand Stéphane accumule les
déclarations sur l’honneur de témoins, depuis ceux présents lors de notre
altercation à l’ambassade de France à Londres, jusqu’à ceux ayant assisté à
celle de la kommandantur, en passant par le colonel commandant notre camp de
formation en Angleterre, ou par M. Legrand, en personne, sans compter,
évidemment, les témoins de moralité nombreux prêts à jurer quel combattant,
quel résistant exemplaire il fut. Que pourrais-je arguer pour ma défense ?
Nier ma désertion, puisque c’est le terme qu’il s’entête à utiliser ? le caractère
extraordinaire de ma libération ? les circonstances de la mort de Maillard
et du Doktor Ickx ? Tout cela est vrai, finalement, surtout aisément
vérifiable. Tenter d’expliquer, de justifier, tant ? ça fait beaucoup tout
de même. Confondre Stéphane en pénétrant dans les détails de son opération
supposée contre le centre de recherche balistique allemand ? Il est si
bien détruit qu’il peut bien raconter n’importe quelle histoire, elle ne sera
pas moins crédible que la vraie, la mienne, et toute son accusation repose
justement sur le fait que je suis un imposteur, pratiquement un mythomane.
Digression
C’est vulgaire comme méthode. Je veux dire, commun,
banal. Après tout, Mitterrand a bien justifié une grande partie de ses actes
par les mots « gauche » et « morale », les militaires
parlent de guerre propre, la télé de mieux-disant culturel, Libération
ou Nova d’underground, Le Pen de l’honneur de la France, Télérama,
même, d’audace, jusqu’aux branleurs de banlieue dont la seule relation sociale
est l’insulte (« Excuse-moi, t’aurais pas l’heure, s’il te
plaît ? » ; « Nique ta mère, pourquoi tu m’parles
enculé ») et qui ponctuent chacune de leurs phrases par :
« Respect. »
Fin de la digression
Quant à répéter qu’il n’y a finalement aucune preuve
contre moi, c’est sous-entendre ma culpabilité, et espérer un acquittement de
pure procédure, ce qui est tout à fait illusoire en pareilles circonstances.
Ah ! je suis distrait, bien sûr, il reste une ultime solution, le duel de
justice, comme au Moyen Âge, Dieu, dans son infinie sagesse, donnant la
victoire au Chevalier blanc. Non, je ne prononce pas un mot, parce qu’il n’y a
rien à dire, ou alors tant, probablement trop, essentiellement parce qu’à
l’instant où le désir de lutte eût dû être le plus fort, il m’abandonne tout à
fait. Oui, Stéphane m’a mis à terre, ko,
d’un coup bas certes, porté par-derrière, mais finalement, seul le résultat
compte – j’entends pour lui.
Le
préfet Pipard achève son réquisitoire, exige ma condamnation immédiate pour
haute trahison, ma dégradation bien sûr, la déchéance de tous mes titres, la
perte de mes décorations françaises – pour l’honneur de l’armée, ajoute-t-il –
et mon exécution militaire à l’aube, dès le lendemain. Je décline d’un geste de
la main l’offre d’assurer ma plaidoirie, Jasper l’IncroyablE tente
d’intervenir, d’obtenir au moins un délai, le président m’exhorte à me
défendre :
— Colonel ! Vous ne pouvez pas vous laisser
condamner ainsi sans un mot, dites quelque chose !
Alors,
de nouveau pour me faire rire, tout seul, je dis effectivement quelque
chose :
— Je
suis français, je ne parlerai pas.
— Bien.
Je mets donc le jugement en délibéré.
— Vous
avez un quart d’heure. Pas plus.
— Monsieur
le préfet, j’ai le temps qu’exige la justice, il est infiniment plus long que
celui de la vengeance.
— Un
quart d’heure. Pas plus.
Le
président et les deux assesseurs sortent, six gardes armés m’entourent, le
procureur me regarde, satisfait, Jasper l’IncroyablE blêmit, atrocement :
mourir pour un livre, passe encore, pour Vaquette, c’est infiniment moins
acceptable – moi, je crois que je ne souris pas. Stéphane, fuyant mon regard,
plonge dans des documents comme s’ils étaient de la plus haute importance.
Enfin sorti de sa forêt profonde, il goûte à son tour, de sa toute petite âme,
au charme de ce vol privé affrété par l’État qui l’emmène vers la plage, les
cocotiers, qu’importe si le béton fleurit sur la côte, si, à deux pas, les
égouts se jettent dans la mer.
Dix
minutes plus tard, les trois juges sont de retour :
— Par
deux voix pour et une abstention, la cour déclare le colonel Vaquette
Tristan-Edern coupable de haute trahison. En conséquence, elle le condamne à
être dégradé, déchu et privé de tous ses titres et décorations militaires
français, avant d’être passé par les armes. L’exécution est ordonnée demain
matin, à l’aube.
— Monsieur
le président ?
— Oui
colonel ? Un dernier mot peut-être ? Je crains un peu tard.
— Il n’y a pas d’heure pour les braves, président – je
plaisante. Je demande à la cour, à défaut de rhum, comme ultime volonté, de
pouvoir plaider pour mon client, jusqu’à son acquittement, j’espère.