Digression
— Ami
lecteur, tu n’as pas lu Notre-Dame de Paris ? Tu ne sais rien de la mouche
étourdie qui cherche le soleil de mars et qui vient se jeter à travers le filet
de l’araignée ? Tu ne sais pas même ce que ‘anagkée veut dire ?
— Euh…
non, mais j’ai vu la comédie musicale.
— Plaît-il ?
Fin de la digression
— Ami-camarade assassin au grand cœur chahuté par la
houle de la mesquinerie des hommes, souhaitez-vous qu’à mon tour je devinsse
votre défenseur, seul contre tous ?
— Non,
merci. Je crois que je peux résoudre par moi-même ce léger incident.
Stéphane croise alors mon regard, perd sa superbe, et je
suis prêt à jurer qu’à cet instant, il a atrocement peur, malgré l’avantage du
terrain, peut-être même regrette-t-il son audace, son outrecuidance, son manque
de modestie.
— Accusé
levez-vous. Veuillez décliner vos nom, âge et qualité.
— Vaquette,
Tristan-Edern, trente ans, physicien, colonel de l’armée de libération
nationale.
— Monsieur
Vaquette.
— Monsieur
le préfet, je vous ai signifié que c’était moi et moi seul qui menais les
débats.
— Ridicule.
Vous ignorez tout du dossier. Vous l’avez dit. Vous-même. Laissez-moi
poursuivre. Avec votre permission. Bien sûr.
— Faites,
mais sachez que je reste attentif à la conformité de la procédure à l’usage et
au droit.
— C’est
cela. Restez attentif. Monsieur Vaquette. Le général d’Astignac. Connu dans la
Résistance sous le nom de Vautrin. Représentant le gouvernement de la France
libre. À Londres. Nous a-t-il confié la mission de détruire un centre allemand
de recherche balistique ? Fin mars. À vous. À vos hommes. Et à moi.
— Oui.
— Sommes-nous
partis le 3 avril ? Ensemble. Pour réaliser cette mission.
— C’est
exact.
— Cette
nuit-là. Avez-vous tenté de me neutraliser ? Attention. Vous êtes sous
serment.
— Oui,
nous t’avons effectivement… neutralisé, monsieur Victor.
— Pour
m’empêcher de prendre part à l’opération.
— Non, pour t’empêcher de nuire à la réussite de
l’opération. De toute façon, à cet instant, tu ne songeais qu’à fuir les
combats, et ta peur était telle qu’elle te rendait incontrôlable et dangereux.
Je n’ai donc eu aucun scrupule à te neutraliser, comme tu dis, d’autant que tu
venais une heure auparavant par ta lâcheté et ton incompétence de mettre nos
vies gravement en danger. Tout autre que moi, en de telles circonstances, t’aurait
d’ailleurs probablement exécuté sur l’heure, arguant qu’il n’avait pas le
choix, seulement voilà, moi, j’ai toujours le choix. Tu n’es pas très
reconnaissant, sais-tu ? Plus sérieusement, je ne comprends pas ta
démarche qui, semble-t-il, a pour seule ambition de révéler ton action vraie
dans la Résistance, c’est-à-dire une suite de mensonges et de lâchetés,
agrémentées çà et là de quelques trahisons. Je voudrais également préciser à la
cour, car tous ces faits sont avérés, vérifiables, que, malgré les allégations
du préfet Pipard, le centre de recherche a bien été détruit cette nuit-là, par
moi, et moi seul, et que cette action m’a valu le grade de colonel, ainsi que,
pour acte de résistance et faits d’armes exemplaires, ces deux décorations
militaires française et britannique parmi les plus prestigieuses, qui m’ont été
remises à Londres lors d’une cérémonie présidée par le général de Gaulle en
personne, cérémonie à laquelle le lieutenant Pipard, son grade à l’époque, n’a
pas participé, ou bien, j’ai la mémoire qui flanche.
— N’a
pas participé ? Car agressé. Par l’un de vos hommes. Juste avant la
cérémonie. Soyez honnête.
— Est-ce
exact monsieur Vaquette ?
— Partiellement. Disons que le préfet Pipard m’ayant
donné quelques jours plus tôt à la Gestapo, s’il faut tout révéler, déballer,
au risque de voir cette mascarade – puisque Mardi gras est le jour où les plus
vils peuvent tout piétiner, jusqu’à la vérité – sombrer dans un règlement de
comptes sordide comme un dîner de famille, mes hommes, enfin, celui de mes
hommes qui n’est pas une femme, l’a jugé indésirable, indigne d’être décoré à
nos côtés, et lui a fait savoir par un geste brutal, geste qu’il n’a pas à
regretter.
— Moi ?
Un traître ? Je ne relèverai pas cette assertion. Évidemment fausse.
Monsieur Vaquette ne peut pas en apporter la preuve. Bien sûr. N’est-ce
pas ?
— Effectivement.
Les deux seuls témoins de ton bavardage intempestif sont morts,
malheureusement, pour l’un d’entre eux du moins.
— Et vous les avez assassinés. Étrange. Nous y
reviendrons. Cela fait partie des charges qui pèsent sur l’accusé. Charges
nombreuses. Lourdes. Monsieur le président. Monsieur l’avocat général.
Messieurs les assesseurs. La nuit du 3 avril s’est conclue par une réussite.
Exemplaire. Effectivement. Mais le prévenu n’y est pour rien. Malgré sa volonté
évidente de saboter l’opération. Malgré son attentat. Contre moi. On verra
pourquoi. Pour le compte de qui. Lorsque nous étudierons ses rapports avec la
Gestapo. Avec ses plus hauts responsables. Messieurs, j’ai opéré la destruction
du centre de recherche allemand. Seul. Malgré les efforts de ce traître de faire
accroire le contraire. À tous. Évidemment pour masquer sa tentative de
sabotage. Son usurpation a failli réussir. Mais il va être confondu. Un jour
vient l’heure de la justice. Heureusement. Elle a sonné, Vaquette. Et avec
elle, ton heure.
— Ton
heure à toi, crois-tu. À peine ta minute, ta seconde. Profites-en bien, elle
est déjà achevée. Plus un mensonge est énorme, plus il est crédible ?
Alors le tien est incontestable, bravo. Monsieur Victor, qui va croire
cela ? Je te l’ai déjà signalé. Toi, capable, même en tes rêves, même un
instant, poussé par la chance et l’audace, d’investir ne serait-ce qu’une
guérite gardée par un soldat quinquagénaire, asthmatique, myope et
boiteux ? Voyons, cela est impossible.
— La cour consultera mon dossier militaire. Le voici.
Chacun jugera les propos de l’accusé. À cette aune. C’est un élément à charge.
Un de plus. Nous reviendrons sur ces faits. Sa parole contre la mienne. Ce
procès va montrer quel soldat il est. Exemplaire. Je plaisante. La cour
tranchera. Quand chacun aura fait son opinion. Justice sera rendue.
— Notez monsieur le président que le préfet Pipard vient
d’admettre, en d’autres termes, qu’il n’a aucune preuve contre moi, au mieux
une suite de ragots qu’il colporte, espérant l’adage « Il n’y a pas de
fumée sans feu » vrai, pas grand-chose, mais il a sa parole, encore moins.
Après le permis, le préfet Pipard, qui grâce à cela restera probablement dans
l’histoire comme son collègue Poubelle, vient d’inventer la haute trahison à
points : après douze fautes, mêmes insignes, douze balles. Oui, car c’est
cela sans doute qu’il veut dire lorsqu’il ironise sur le mot exemplaire, j’ai
rarement suivi le règlement militaire, j’avoue. Pour le permis de conduire,
c’est déjà une bêtise contraire aux plus élémentaires principes de l’État de
droit, pour le crime de haute trahison, tout cela est simplement ubuesque, et
je doute fort que monsieur le préfet réussisse à me faire condamner par ce
grossier stratagème. C’est énorme dirais-je, mais finalement, c’est minuscule.
Si vous saviez comme j’ai honte en cet instant de me disputer aussi
vulgairement avec un être si vil – sans jeu de mots militaire. M’abaisser à sa
mesure, sans doute est-ce là sa seule victoire. Je suis déçu Stéphane, je
n’espérais pas grand-chose de toi, mais peut-être un peu mieux. Tant pis pour
moi, je n’écraserai pas même un scorpion, une mygale, tout juste un cafard.
Monsieur le président, afin d’achever cette navrante bouffonnerie dans les
meilleurs délais, je demande l’audition comme témoins, comme témoins à charge,
pour le préfet Pipard bien sûr, du général d’Astignac, des capitaines Legrand
et Majakovic. Sois-en certain Stéphane, je n’ai pas ta bassesse, à l’instant de
ta condamnation, je serai sincèrement désolé – il l’a bien cherché, il l’a bien
mérité, ne seront jamais mes phrases.
Je n’ai pas compris tout de suite. À peine avais-je
prononcé le nom des témoins, que le visage de Stéphane s’éclaira violemment,
avant qu’il ne chasse son sourire et ne reprenne une attitude empesée,
solennelle.
— Merci Vaquette. Monsieur le président, je remercie
l’accusé. De participer à alourdir le faisceau concordant de présomptions qui
pèse contre lui. Présomptions graves. J’ai anticipé sa manœuvre dilatoire. Je
me suis rendu hier sur le front. Front dont mes fonctions civiles m’ont
éloigné. Malheureusement. J’ai rencontré les témoins cités. Je suis revenu ce
matin. Seul. Avec ces trois documents. Simplement. La cour appréciera.
Il tend
trois feuilles au président. M’en apporte une copie – l’ordure.