Stéphane
poursuit :
— Monsieur
Meunier. Décrivez à la cour les circonstances de notre rencontre. La première.
À vous et à moi.
— Mille
excuses ami-camarade tueur assermenté en chef, Jasper l’IncroyablE ne perçoit
pas d’évidence la corrélation factuelle qu’il pourrait exister entre cet
assommant premier contact et la censure artistique menée par le pouvoir
militaro-policier-réactionnaire à la solde du grand capital bourgeois – liberté
pour les prisonniers politiques chiliens ! – qui plane sur son œuvre tel
le gypaète sur la dépouille encore fumante du ragondin musqué occis par le
chacal puant dans la nuit chaude du désert mexicain – viva Zapata ! – et
qui est l’objet de ces débats.
— Monsieur
le président ? Exigez une réponse. Du prévenu.
— Pouvez-vous
auparavant préciser vos intentions à la cour, monsieur le préfet ?
— Elles
apparaîtront. Dès la réponse de l’accusé. Évidemment. Soyez-en certain.
Monsieur le président.
— Bien.
Accusé, veuillez répondre à la question de monsieur le préfet je vous prie.
— Eh
bien soit, je m’exécute, et pardonne-moi, ami-camarade bourreau, de te brûler
la politesse, de te voler ainsi tes indignes prérogatives. Il y a quelques
mois, alors que je me cachais, reclus en des pénates clandestins par peur de la
police vichyssoise, déjà monsieur le président, n’est-ce pas drolatique ?
– libérez Sakharov ! – oui, alors que Jasper l’IncroyablE tentait de
survivre seul, héroïque, malgré les loups et les Tatars mongols tel le marin
mirant la mer dont le visage buriné est soumis aux embruns et à la houle
furieuse d’un Neptune déchaîné, tandis qu’armé d’un simple coutelas rouillé par
l’air salin il chevauche gracile en des creux de dix mètres un terrible rorqual
grimaçant de douleur et qui crie, le pauvre mammifère, tel le Édouard Nenez (www.edouardnenez.org) le soir au fond des bars
bretons : « Crouik ! crouik ! Hénaff, salaud, les porcs
auront ta peau ! » – oui, il crie car il se sait bientôt assassiné
comme la justice française veut exterminer ma parole dans la nuit obscure,
lugubre et glacée de l’art national contemporain.
— Monsieur
l’IncroyablE, s’il vous plaît, venez-en aux faits ou je crains de ne voir
jamais achevé ce roman, et accessoirement ce procès censé être expéditif, je
vous le rappelle.
— Monsieur le président, vos désirs font désordre. Je
quitte la haute mer pour m’en retourner à la cour, la basse-cour, et
L’IncroyablE va faire, pour vous seul, en signe d’allégeance puisque de ma
petite – pourquoi petite ? – pipe vous ne voulez point, un effort
surjasperien : Moi, vivre dans maison campagne clandestine. Moi, recherché
par police Vichy (baaaah ! méchants !). Moi, rencontrer colonel
Vaquette (colonel Vaquette être mon avocat, ici) quand lui libérer moi après
arrestation en 1941. Lui, colonel Vaquette (avocat, ici) venir nuit chez moi,
printemps dernier, avec enculé (enculé être préfet, ici), gros homme, et femme
blessée. Enculé (préfet, ici) faire chier moi, chez moi, menacer colonel
Vaquette (ici, avocat, moi), alors, moi avouer, moi avoir étourdi d’un coup
d’un seul notre ami-camarade enculé et pourtant – pourquoi pourtant ? –
préfet qui ne songeait en cet instant, telle la proie couarde poursuivie par le
félin furieux, qu’à préserver une vie sans valeur, la sienne, mauvais placement
entre tous, n’est-il pas ? vendez ! vendez ! – Independenza pour
les chouans ! – vendez le vendu ! pendez le pendu ! et
achetez-moi des prisonniers chinois pour construire des télés japonaises, des
baskets américaines, des tgv
français, oui ! ce misérable ne songea qu’à sauver sa vie lorsque le
colonel Vaquette (avocat, moi, ici), il est vrai secondé par Jasper le
MagnifiquE et pourtant IncroyablE, allait montrer au monde, aux nazis, et à
leurs vassaux vétillards, ce que le mot courage veut dire dans la bouche –
arrête, tu m’excites, procureur – et dans l’âme d’un Français. Excusez-moi
votre altesse, moi avoir failli tenir jusqu’au bout. Et puis, justement, Jasper
l’IncroyablE a failli.
— Monsieur Meunier. Synthétiquement. Par oui ou par non.
Reconnaissez-vous m’avoir agressé ? Physiquement. La nuit du 3 avril 1944.
Alors que je participais à une action de la Résistance. Directement organisée
par les autorités de la France libre. À Londres.
— …
— Monsieur
Meunier, veuillez répondre à monsieur le préfet, s’il vous plaît.
— Ami-camarade
président, par oui ou par non, je m’insurge, la chose est impossible, même pour
Jasper l’IncroyablE.
— Surtout
pour lui, semble-t-il. À défaut, par pitié monsieur Meunier, veuillez répondre
brièvement, au risque de lasser jusqu’à ma patience, pourtant manifestement
infinie.
— Bien monsieur le président. Oui, j’ai effectivement
neutralisé le préfet Pipard, ici présent, mais exclusivement parce qu’il
menaçait le colonel Vaquette, également présent, et conséquemment dans le seul
but édifiant de seconder la Résistance française.
— Monsieur le président. En conséquence. J’accuse
monsieur Meunier de complicité de tentative de meurtre. De haute trahison.
Également. Les faits qui lui sont reprochés seront mis en évidence. Lorsque la
lumière aura été faite sur le rôle qu’a joué monsieur Vaquette. Cette nuit-là.
Toute la lumière. Donc. Je demande l’inculpation de l’avocat du prévenu. Pour
haute trahison. Son dossier est instruit. Déjà. Le voici. Voyez. Il est
conséquent. Je demande l’ouverture de ce procès. Immédiatement.
— Plaisantez-vous
monsieur le préfet ?
— Non,
monsieur le président. Cette juridiction spéciale est placée sous ma
responsabilité. Entière. Je vous le rappelle. Avec des lois militaires. Vous
présidez par souci de conciliation avec le pouvoir civil. Pour la forme. Nous
sommes en guerre. N’oubliez pas.
— Monsieur
le préfet, tout cela est contraire aux usages et à la plus élémentaire équité.
Monsieur le colonel n’a pas eu connaissance des faits qui lui sont reprochés,
la cour non plus, il n’a pas d’avocat, pas même de défense. Devant la gravité
des accusations que vous portez, laissez-lui, laissez à la cour, laissez au
ministère public quelque temps pour que ce procès puisse se dérouler
sereinement et conformément aux principes du droit. Monsieur le préfet, je suis
au regret de déclarer ces deux procès remis à une date ultérieure. La séance
est levée.
— Vous
m’avez mal compris. Monsieur le président. Cet individu est un traître.
Dangereux. Si vous ne voulez pas le juger. Immédiatement. Je prendrai la
responsabilité de vous remplacer. Par un magistrat plus sensible aux intérêts
de la France. Cette période est troublée. Rappelez-vous. À époque
exceptionnelle, justice d’exception.
— Mais
enfin, monsieur le préfet, est-ce la justice que vous voulez, ou une
condamnation expéditive et hors la loi, hors du droit ?
— La
justice. Bien sûr. Mais rapide. Monsieur le président ?
— …
— Bien.
Je vois ce qu’il me reste à faire.
— D’accord,
d’accord monsieur le préfet. Vous avez gagné, je déclare ouvert le procès du
colonel Vaquette pour haute trahison, mais je mènerai les débats, et ne comptez
pas sur moi pour cautionner une parodie de justice.
— Rassurez-vous
monsieur le président. Justice sera rendue. Dans les formes. Le dossier est
accablant. Inattaquable.