Dans
les années cinquante à l’Écluse, Barbara ne chantait pas encore La Longue Dame
brune en duo avec un métèque. « Eh bien moi non
plus, eh bien moi non plus, eh bien moi non plus » (Tristan-Edern
Vaquette, in Je gagne toujours à la fin, chapitre 6, paragraphe
1) : blonde, une quarantaine très bien conservée, jolie même, grande,
athlétique, fine pourtant, élégante, un air de grande bourgeoise serait
probablement insultant, disons plutôt, un port naturellement aristocratique,
et, manifestement, une patience infinie.
Lorsque nous sommes entrés, Bixente et moi, dans le hall
de cet établissement balnéaire fréquenté par une clientèle ostensiblement
aisée, elle tentait, vainement bien sûr, mais avec une opiniâtreté rare,
d’expliquer à la caissière qui ne semblait pas l’entendre, que, si elle avait
pénétré en ces lieux par la mauvaise porte, celle sur laquelle était inscrit
« sortie » (vous ne savez pas lire !), plutôt que par celle,
située trente mètres plus loin pour cause de travaux et sur laquelle était
écrit lisiblement « entrée », cela ne constituait nullement un crime,
bien sûr, pas même une gêne pour quiconque eût voulu sortir en cet instant,
bien plus, que le simple bon sens commandait légitimement de ne pas faire sans
raison un détour inutile, enfin, que d’accord ou pas, perdre son temps en une
dispute aussi futile était tout bonnement du plus haut ridicule. Ce à quoi la
pauvre caissière ne savait que répondre, que répéter plutôt : « C’est
comme ça, c’est le règlement, je ne suis pas payée pour réfléchir mais pour
l’appliquer », ce qu’elle tentait de faire d’ailleurs avec toute la
médiocrité qu’exige une telle tâche.
Digression
Ceux qui connaissent ma production (chansons,
spectacles, chroniques radios, procès…) ont pu penser, à tort, que mon dégoût
pour l’espèce humaine s’étendait à l’égal à tous. Bien plus, pénétré profond
par l’indigence démagogique qui consiste à chanter, à crier disons :
« Le Pen, gros c…, e… » lors d’un concert du Scalp, ou « Mégret,
gros c…, e… » lors de la fête Bleu, blanc, rouge (petit
jeu : ami lecteur, tente de retrouver les mots manquants dans la phrase
ci-dessus, et envoie ta réponse à : un-procès-pour-injure-ça-coûte-dix-mille-euros-et-j-ai-pas-une-thune@vaquette.org), j’ai pu donner l’impression à
certains que mon mépris allait en premier lieu à cette faune top rebelle des
cafés branchés de l’Est parisien qui ne pose son verre de bière que pour tirer
sur la weed (ah ! ma chanson, mon tube même : J’aime pas
les alcooliques et les fumeurs de joints).
Eh
bien, cela est faux, je le confesse à contrecœur. Bien sûr, la lecture de mes
confrères, consœurs et consorts(spéciale dédicace aux « plans super-skunk
à keus dix par jour ») qui se croient obligés pour satisfaire les plus bas
instinct d’un public qui est aussi le mien, pour afficher une rebellitude bien
peu dérangeante ou pour justifier leur absence au palmarès du prix Goncourt,
comme si la dignité seule ou un peu de talent ne suffisait pas (Mesdames et
messieurs les jurés qui me faites l’honneur de me décerner aujourd’hui un prix
si prestigieux, je tiens d’abord à vous présenter mes excuses les plus humbles,
les plus compassées, les plus marries, pour les propos tenus chapitre 6 de
l’ouvrage qu’avec clairvoyance et courage vous avez cette année distingué.
Soyez certains que c’est uniquement dans le but arriviste de complaire au jury
du prix de Flore que j’ai pu proférer une mise en cause aussi injuste, aussi
indigne, aussi infamante à l’encontre d’une distinction pourtant si bien
dotée), oui donc, disais-je, la lecture de mes confrères et consœurs qui se
croient obligés de faire fumer à leur héros (leur héroïne ?), qui dès lors
devient subitement moderne et subversif, un oinj’ de teuteu toutes les deux
pages, n’est pas faite pour me réconcilier avec le monde merveilleux de mes
navrants collègues (va pourrir Dantec à cracher sur Jean-Edern Hallier, il
était mille fois plus provo que toi, et en plus, il savait écrire, lui).
Pourtant,
je n’oublie pas, phrase atroce s’il en est, que oui, il y a pire
ailleurs : les cons qui appliquent le règlement.
Fin de la digression
Quelle dose de pusillanimité, de médiocrité d’âme (et
cela est inné, que vous soyez d’accord ou non), de servilité, de bassesse
obséquieuse, de manque d’exigence, de paresse, de bêtise, quelle absence
d’esprit d’analyse, de doute, de dignité, d’intelligence, de volonté, de désir,
d’ambition, de courage, de colère, de révolte, d’estime de soi, de sève, de
vie, faut-il donc pour borner son esprit, son univers et finalement son existence
entière, à une parole, une règle, une loi, a priori ?
Hormis qu’une telle attitude est la négation même de
tout ce qu’est l’homme, hormis qu’elle exclut de fait ses zélateurs de toute
existence un tant soit peu exaltante pour eux-mêmes, leur jalousie mesquine
voudrait aussi vous priver, vous, de votre vie, à vous.
Ajouter
à cela qu’ils excluent de fait tout rapport social, tout dialogue, tout
compromis – arrête Vaquette, on croirait du messianisme pour banlieues
difficiles – voilà, c’est ça, tout respect, ne vous laissant le choix qu’entre
l’acceptation condescendante, la rage inutile, ou le rapport de force, de
préférence hiérarchique : allez me chercher le directeur.
Je
tentai à mon tour d’expliquer tout cela à la caissière qui, à ma grande
surprise, comprit, sinon les mots, du moins le sens global :
— Vous
vous rendez compte ? Si tout le monde faisait ça, ce serait
l’anarchie !
— Et
puis ? J’y vivrais bien, moi, et toi, tu en crèverais sur l’heure la
gueule ouverte. Alors, achevant ta vie en vespasienne, tu serais enfin utile au
monde.
Elle
s’est tue, quelques secondes, puis a décroché le téléphone :
— J’appelle
la police.
Bixente
s’est approché – « Tu vois, tu parles trop Vaquette » – sa main s’est
levée, sa paume a d’abord touché le combiné du téléphone, puis, tout de suite
derrière, la tête de la caissière qui s’est retrouvée à terre, la moitié du
visage rouge, l’autre moitié blanche de rage :
— Je me
plaindrai.
Grâce à
elle, j’eus ainsi le dernier mot :
— C’est
ça, plains-toi, chien, tu ne fais bien que cela.
Ajout
Max,
de la Librairie Libertaire (145 rue Amelot, 75011 Paris), me signale à quel
point mon raisonnement est faux, naïf aussi. D’un point de vue commercial, il
est infiniment plus rentable de prospecter un gisement déjà connu, déjà
exploité, dût-il être quasiment épuisé (d’autant qu’avec des renforts de
moyens, on peut creuser plus profond qu’un chercheur isolé, aussi déterminé,
aussi pugnace, aussi courageux soit-il), plutôt que d’explorer, de forer au
hasard, avec des chances quasi nulles de succès. Il a raison, puisque ces
braves gens, dans leur morgue incompétente, n’ont jamais su, et ne sauront
jamais, où peut bien se trouver l’or.