Le
bureau affiche le luxe ostentatoire de la République. À l’intérieur, deux
hommes en uniforme, l’un est général, l’autre préfet,
je les connais, bien sûr. J’éclate de rire. Ou alors je vomis, abondamment,
avec des morceaux entiers dedans :
— Monsieur
Victor ! Toi, toujours.
— Colonel.
Je vous en ai fait la remarque. Déjà. Il me semble. Ne m’appelez plus ainsi.
J’exerce désormais des fonctions civiles. Appelez-moi monsieur le préfet.
— L’État,
c’est toi ?
— Je ne
vous permets pas !
— Mais
moi je me permets. Tout.
Et comme je suis terriblement didactique, je m’assois
sur son bureau, le regarde en souriant.
— Colonel,
comme toujours, vous êtes plein d’esprit, et, comme toujours également, votre
attitude est absolument déplacée. Faites un effort voulez-vous pour la
corriger, ne serait-ce qu’en ma présence. Quant à vous Pipard, rappelez-vous
que votre nouvelle fonction exige la plus absolue des maîtrises, et venez-en
aux faits.
Je me
lève, prends un siège :
— Je
vous écoute, avec attention, monsieur le préfet.
Stéphane resserre un peu ses jarretières, puis
s’installe dans son fauteuil, en face de moi. D’Astignac s’assied à son tour,
entre nous deux, sur le bureau. Je le regarde, il ne marque son geste d’aucun
sourire, pour lui, se poser là, à cet instant, est naturel, oui, tout de même,
il est fort. Stéphane bien sûr se tait, il encaisse bien, tout.
Digression
Costes,
à propos de Kool Shen (in ntmfn) :
« Fais
pas le modeste
T’encaisses
bien dans les fesses :
Ils
t’ont mis la fièvre
Dans
ton cul, dans ton cul. »
Fin de la digression
Alors,
tentant de singer ce qu’il croit être le visage de l’autorité, il débute d’un
ton atone :
— Colonel Vaquette. Je me suis permis de vous convoquer.
Car nous traitons une affaire délicate. Très délicate. Actuellement. Nous
instruisons le procès d’un certain…
Il fait
mine de fouiller dans son épais dossier, mais c’est moi qui trouve : des
lunettes et une calvitie, voilà, il lui manque ça, exactement, pour le rôle.
— …
Hervé Meunier. Se faisant appeler… Jasper…
— L’IncroyablE.
— L’incroyable.
C’est cela. Il est accusé de trahison. De collaboration. De propos, je cite
l’instruction : « Ordurier de nature à saper les fondements de
l’autorité. » Ainsi que de diffamation. Envers la Résistance. Et diverses
institutions issues de celle-ci. D’insulte
aux victimes du nazisme. D’appel au meurtre. Aussi.
— Respect.
Bien joué
Callaghan. Good game. Et
qu’a donc fait le cher homme pour mériter tout ça ?
— Des
textes. Nombreux. Dont il revendique la paternité. En particulier. Parmi beaucoup
d’autres. Je cite l’instruction. De nouveau. Vive Pétain. Mort aux Juifs.
Vous percevez la gravité des faits. N’est-ce pas ?
— Pas
vraiment, non. S’il ne s’agit que de textes, bien sûr.
— Passons.
Nous ne sommes pas là pour discuter les faits qui lui sont reprochés. Je vous
ai convoqué colonel, car ce…
— Jasper
l’IncroyablE.
— C’est
ça. Cet individu vous a nommé comme témoin. De moralité. Aux deux motifs
suivants. Que vous étiez présent lors de son arrestation. Par la police de
Vichy. Dès 1941. Pour des raisons d’ailleurs assez similaires. Des propos
subversifs. Paraît-il. Je ne vois pas ce que ça change.
— Tout,
bien sûr. Mais poursuivez, monsieur le préfet, je vous en prie, il me tarde
d’entendre la suite.
— Le deuxième motif. Il prétend vous avoir hébergé. Et
aidé. Il y a quelques mois. Dans le cadre d’une de vos actions. Pour le compte
de la Résistance.
— C’est
effectivement exact, mieux encore, c’est juste : à l’époque, il assomma un
traître.
Encore
un nœud supplémentaire à ses jarretières, une grande respiration, et il
continue, apparemment calme :
— Colonel.
Confirmez-vous ces deux assertions ?
— Oui,
monsieur le préfet.
— Témoignerez-vous ?
En sa faveur ?
— Oui,
monsieur le préfet.
— Réfléchissez
Vaquette. Ce Jasper l’IncroyablE est un personnage sulfureux, incontrôlable,
imprévisible. Quelle que soit la réalité, la véracité de ses assertions, votre
témoignage le liera à vous, et, à travers vous, à la Résistance tout entière.
Cela vous dépasse croyez-moi, et, si vous me permettez un conseil qui, je
l’espère, pour la première fois sera suivi d’effet, oubliez-le, cela vaut mieux
pour tous.
— Si je
comprends bien, général, mais je dois probablement mal comprendre, vous me
suggérez d’être parjure devant la justice de mon pays.
— Loin
de moi cette idée, colonel ! Je vous conseille simplement d’être absent
d’un procès qui, de toutes manières, ne peut que se transformer en un camouflet
pour la Résistance, et une source de désagrément pour vous-même.
— Savez-vous,
général, que vous prenez le risque ainsi de n’être pas compris des autres,
probablement même en des phrases qui vous paraissent simples et
quotidiennes ?
— Et
vous, colonel, savez-vous que le douzième chapitre de votre ouvrage auquel vous
venez de faire référence, le lecteur l’a oublié depuis longtemps déjà ?
— Est-ce
à dire, général, que je peux me répéter infiniment sans risque d’être
découvert ?
— Enfin,
colonel ! N’est-ce pas exactement ce que vous faites page après
page ? Mais poursuivez s’il vous plaît, ou bien signalez ces quelques
lignes par une digression : vous perdez en cet instant jusqu’à vos
derniers lecteurs, et Dieu, ou à défaut votre éditeur, sait trop déjà combien
ils sont si peu nombreux.
— Je
poursuis, donc. Je ne vous comprends pas, général. Ces deux assertions sont
exactes, rigoureusement, et il me semble naturel, dans le simple souci de
participer à la manifestation de la vérité comme l’exige la justice de mon
pays, de venir au tribunal afin de les corroborer. Honnêteté, loyauté,
droiture, je ne vois que cela, et absolument rien que cela. Ni la Résistance,
ni moi-même, ne pourrait s’affranchir de tels principes – me
désavouez-vous ?
— Vaquette !
Cessez de jouer avec moi la candeur, la fausse naïveté, voulez-vous ? Vous
m’évoquez une sœur de Port-Royal (je relis Montherlant grâce à
vous) : « Ne me rendez pas fine en me prêchant trop d’être
simple. » Vous utilisez beaucoup, trop même, ce procédé, savez-vous ?
Regardez-moi, écoutez-moi bien Vaquette, je vous donne actuellement un conseil
amical, absolument amical, pesez bien tous mes mots, comprenez-moi, je vous
demande avec une insistance particulière de ne pas être présent lors de ce
procès – suis-je assez clair ?
— Vous êtes surtout bien sérieux brutalement, mais au
risque de vous déplaire une fois encore, je vais vous désobéir, simplement
parce qu’entre ma conscience et la prudence commune, ma conscience et un ordre,
ma conscience et mon intérêt, bien sûr, je ne peux pas, je ne dois pas hésiter.
Je suis réellement désolé, croyez-moi, car vous allez prendre cela pour une
provocation supplémentaire, une de trop peut-être, et ce n’est pas
essentiellement cela. Vous parlez étrangement d’amitié, général, mais de quoi
se nourrit-elle si ce n’est d’estime ? Si j’étais lâche, parjure, si mon
action suivait chaotiquement une pensée, une morale chancelante qui basculent
au gré de mon intérêt ou simplement du temps, me donneriez-vous des conseils
que vous qualifiez imprudemment d’amicaux ? Ah ! comme il est
admirable Léon Bloy lorsqu’il détruit, tout, parce qu’une seule tache sombre
peut briser une harmonie de lumière !
— Parce
que : « Il n’y a qu’une tristesse, c’est de n’être pas des
Saints. »
— Vous
voyez, vous affectionnez cette phrase, sans doute sincèrement, et pourtant, si,
justement habité par elle et guidé par votre invitation, il s’en venait chez
vous, ce mendiant ingrat, famélique, pour renverser votre table, sur vos
convives, alors, trouveriez-vous encore que vous partagez tant avec lui,
puisque pas même un repas ? Qu’attendez-vous de moi ? Que je puisse
être tour à tour Vaquette et Stéphane Pipard, puis, de nouveau moi, si votre
intérêt l’exige ? Ou mieux, à la fois Vaquette et Pipard, les deux en même
temps. Cela est absolument impossible. Vous m’avez nommé colonel, décoré, loué
aussi, dans le sens qu’il vous plaira, pour les mêmes raisons, exactement, qui m’interdisent
aujourd’hui de ne pas témoigner pour la vérité. La seule promesse que je puisse
encore vous faire, c’est de ne m’exprimer qu’en mon nom, jamais en celui de la
Résistance, et, en gage de bonne foi, vous recevrez demain ma démission.
— Gardez
votre démission colonel, et, oui, effectivement, vous ne m’avez pas compris.
Pipard, sortez, voulez-vous ? Je dois parler au colonel, seul, en tête à
tête.
— Mais…
général… c’est mon bureau.
— Eh
bien ? Comment l’ignorerais-je ? N’est-ce pas moi qui vous ai
nommé ? Sortez.
Il
sort, bien sûr.