Chapitre 50
:
Plus dure sera la chute

Le bureau affiche le luxe ostentatoire de la République

Le bureau affiche le luxe ostentatoire de la République. À l’intérieur, deux hommes en uniforme, l’un est général, l’autre préfet, je les connais, bien sûr. J’éclate de rire. Ou alors je vomis, abondamment, avec des morceaux entiers dedans :

— Monsieur Victor ! Toi, toujours.

— Colonel. Je vous en ai fait la remarque. Déjà. Il me semble. Ne m’appelez plus ainsi. J’exerce désormais des fonctions civiles. Appelez-moi monsieur le préfet.

— L’État, c’est toi ?

— Je ne vous permets pas !

— Mais moi je me permets. Tout.

Et comme je suis terriblement didactique, je m’assois sur son bureau, le regarde en souriant.

— Colonel, comme toujours, vous êtes plein d’esprit, et, comme toujours également, votre attitude est absolument déplacée. Faites un effort voulez-vous pour la corriger, ne serait-ce qu’en ma présence. Quant à vous Pipard, rappelez-vous que votre nouvelle fonction exige la plus absolue des maîtrises, et venez-en aux faits.

Je me lève, prends un siège :

— Je vous écoute, avec attention, monsieur le préfet.

Stéphane resserre un peu ses jarretières, puis s’installe dans son fauteuil, en face de moi. D’Astignac s’assied à son tour, entre nous deux, sur le bureau. Je le regarde, il ne marque son geste d’aucun sourire, pour lui, se poser là, à cet instant, est naturel, oui, tout de même, il est fort. Stéphane bien sûr se tait, il encaisse bien, tout.

Digression

Costes, à propos de Kool Shen (in ntmfn) :

« Fais pas le modeste

T’encaisses bien dans les fesses :

Ils t’ont mis la fièvre

Dans ton cul, dans ton cul. »

Fin de la digression

Alors, tentant de singer ce qu’il croit être le visage de l’autorité, il débute d’un ton atone :

— Colonel Vaquette. Je me suis permis de vous convoquer. Car nous traitons une affaire délicate. Très délicate. Actuellement. Nous instruisons le procès d’un certain…

Il fait mine de fouiller dans son épais dossier, mais c’est moi qui trouve : des lunettes et une calvitie, voilà, il lui manque ça, exactement, pour le rôle.

— … Hervé Meunier. Se faisant appeler… Jasper…

— L’IncroyablE.

— L’incroyable. C’est cela. Il est accusé de trahison. De collaboration. De propos, je cite l’instruction : « Ordurier de nature à saper les fondements de l’autorité. » Ainsi que de diffamation. Envers la Résistance. Et diverses institutions issues de celle-ci. D’insulte aux victimes du nazisme. D’appel au meurtre. Aussi.

— Respect. Bien joué Callaghan. Good game. Et qu’a donc fait le cher homme pour mériter tout ça ?

— Des textes. Nombreux. Dont il revendique la paternité. En particulier. Parmi beaucoup d’autres. Je cite l’instruction. De nouveau. Vive Pétain. Mort aux Juifs. Vous percevez la gravité des faits. N’est-ce pas ?

— Pas vraiment, non. S’il ne s’agit que de textes, bien sûr.

— Passons. Nous ne sommes pas là pour discuter les faits qui lui sont reprochés. Je vous ai convoqué colonel, car ce…

— Jasper l’IncroyablE.

— C’est ça. Cet individu vous a nommé comme témoin. De moralité. Aux deux motifs suivants. Que vous étiez présent lors de son arrestation. Par la police de Vichy. Dès 1941. Pour des raisons d’ailleurs assez similaires. Des propos subversifs. Paraît-il. Je ne vois pas ce que ça change.

— Tout, bien sûr. Mais poursuivez, monsieur le préfet, je vous en prie, il me tarde d’entendre la suite.

— Le deuxième motif. Il prétend vous avoir hébergé. Et aidé. Il y a quelques mois. Dans le cadre d’une de vos actions. Pour le compte de la Résistance.

— C’est effectivement exact, mieux encore, c’est juste : à l’époque, il assomma un traître.

Encore un nœud supplémentaire à ses jarretières, une grande respiration, et il continue, apparemment calme :

— Colonel. Confirmez-vous ces deux assertions ?

— Oui, monsieur le préfet.

— Témoignerez-vous ? En sa faveur ?

— Oui, monsieur le préfet.

— Réfléchissez Vaquette. Ce Jasper l’IncroyablE est un personnage sulfureux, incontrôlable, imprévisible. Quelle que soit la réalité, la véracité de ses assertions, votre témoignage le liera à vous, et, à travers vous, à la Résistance tout  entière. Cela vous dépasse croyez-moi, et, si vous me permettez un conseil qui, je l’espère, pour la première fois sera suivi d’effet, oubliez-le, cela vaut mieux pour tous.

— Si je comprends bien, général, mais je dois probablement mal comprendre, vous me suggérez d’être parjure devant la justice de mon pays.

— Loin de moi cette idée, colonel ! Je vous conseille simplement d’être absent d’un procès qui, de toutes manières, ne peut que se transformer en un camouflet pour la Résistance, et une source de désagrément pour vous-même.

— Savez-vous, général, que vous prenez le risque ainsi de n’être pas compris des autres, probablement même en des phrases qui vous paraissent simples et quotidiennes ?

— Et vous, colonel, savez-vous que le douzième chapitre de votre ouvrage auquel vous venez de faire référence, le lecteur l’a oublié depuis longtemps déjà ?

— Est-ce à dire, général, que je peux me répéter infiniment sans risque d’être découvert ?

— Enfin, colonel ! N’est-ce pas exactement ce que vous faites page après page ? Mais poursuivez s’il vous plaît, ou bien signalez ces quelques lignes par une digression : vous perdez en cet instant jusqu’à vos derniers lecteurs, et Dieu, ou à défaut votre éditeur, sait trop déjà combien ils sont si peu nombreux.

— Je poursuis, donc. Je ne vous comprends pas, général. Ces deux assertions sont exactes, rigoureusement, et il me semble naturel, dans le simple souci de participer à la manifestation de la vérité comme l’exige la justice de mon pays, de venir au tribunal afin de les corroborer. Honnêteté, loyauté, droiture, je ne vois que cela, et absolument rien que cela. Ni la Résistance, ni moi-même, ne pourrait s’affranchir de tels principes – me désavouez-vous ?

— Vaquette ! Cessez de jouer avec moi la candeur, la fausse naïveté, voulez-vous ? Vous m’évoquez une sœur de Port-Royal (je relis Montherlant grâce à vous) : « Ne me rendez pas fine en me prêchant trop d’être simple. » Vous utilisez beaucoup, trop même, ce procédé, savez-vous ? Regardez-moi, écoutez-moi bien Vaquette, je vous donne actuellement un conseil amical, absolument amical, pesez bien tous mes mots, comprenez-moi, je vous demande avec une insistance particulière de ne pas être présent lors de ce procès – suis-je assez clair ?

— Vous êtes surtout bien sérieux brutalement, mais au risque de vous déplaire une fois encore, je vais vous désobéir, simplement parce qu’entre ma conscience et la prudence commune, ma conscience et un ordre, ma conscience et mon intérêt, bien sûr, je ne peux pas, je ne dois pas hésiter. Je suis réellement désolé, croyez-moi, car vous allez prendre cela pour une provocation supplémentaire, une de trop peut-être, et ce n’est pas essentiellement cela. Vous parlez étrangement d’amitié, général, mais de quoi se nourrit-elle si ce n’est d’estime ? Si j’étais lâche, parjure, si mon action suivait chaotiquement une pensée, une morale chancelante qui basculent au gré de mon intérêt ou simplement du temps, me donneriez-vous des conseils que vous qualifiez imprudemment d’amicaux ? Ah ! comme il est admirable Léon Bloy lorsqu’il détruit, tout, parce qu’une seule tache sombre peut briser une harmonie de lumière !

— Parce que : « Il n’y a qu’une tristesse, c’est de n’être pas des Saints. »

— Vous voyez, vous affectionnez cette phrase, sans doute sincèrement, et pourtant, si, justement habité par elle et guidé par votre invitation, il s’en venait chez vous, ce mendiant ingrat, famélique, pour renverser votre table, sur vos convives, alors, trouveriez-vous encore que vous partagez tant avec lui, puisque pas même un repas ? Qu’attendez-vous de moi ? Que je puisse être tour à tour Vaquette et Stéphane Pipard, puis, de nouveau moi, si votre intérêt l’exige ? Ou mieux, à la fois Vaquette et Pipard, les deux en même temps. Cela est absolument impossible. Vous m’avez nommé colonel, décoré, loué aussi, dans le sens qu’il vous plaira, pour les mêmes raisons, exactement, qui m’interdisent aujourd’hui de ne pas témoigner pour la vérité. La seule promesse que je puisse encore vous faire, c’est de ne m’exprimer qu’en mon nom, jamais en celui de la Résistance, et, en gage de bonne foi, vous recevrez demain ma démission.

— Gardez votre démission colonel, et, oui, effectivement, vous ne m’avez pas compris. Pipard, sortez, voulez-vous ? Je dois parler au colonel, seul, en tête à tête.

— Mais… général… c’est mon bureau.

— Eh bien ? Comment l’ignorerais-je ? N’est-ce pas moi qui vous ai nommé ? Sortez.

Il sort, bien sûr.