Je suis
rentré chez moi, et j’ai passé quinze jours à rien, si ce n’est à soigner mon
doute, mon orgueil satisfait, puis, de nouveau mon
doute – ma misanthropie ai-je dit. Je suis vieux. Si, la preuve, je radote –
mais ne suis-je pas déjà un ancien combattant ? – oui, je ne change pas.
Ai-je
vraiment été heureux cet été, et, si oui, était-ce une grâce éphémère, ce qu’en
physique on appelle un équilibre instable ? Et puis aussi, suis-je un
immense imposteur, non, pas même immense, pas même le plus grand ?
Digression
À
Normale Sup’, j’ai eu pour prof un physicien relativement important du XXème
siècle défunt, John Iliopoulos. Imaginez Aldo Maccione, le même,
exactement, jusqu’à l’accent grec et italien que je confonds, dont les sketchs,
les cours pardon, consistaient en une foule d’anecdotes piquantes et drolatiques
sur la physique et les physiciens de l’après-guerre (voyez, on y revient, à
l’intrigue du roman j’entends – non ?). Son entrée en scène était
magnifique (je vais faire court, mais cela devait bien durer une heure) :
« Bon, voilà la première question de l’examen de fin d’année, elle vaut un
point. Tous les ans je le dis, tous les ans je donne la réponse, et tous les
ans, il y en a qui ont zéro à l’examen. Bon, c’est vrai, les autres, ils ont
un, ma, ecco – j’en rajoute ? – c’est mieux, non ? » Le plus
drôle (si, si), c’est que c’était rigoureusement exact – forcément, ça baisse
la moyenne générale. Il ajoutait aussi que, lorsqu’il était étudiant, lui, il
n’aimait pas qu’on lui dise : travaille. Aussi, son examen était le
dernier jour de la semaine (le vendredi après-midi). Il donnait les sujets,
ajoutait : « Vous travaillez quand vous voulez », et revenait le
lundi matin chercher les copies, en notant toutefois : « Je vous
avais prévenus, j’aurais pu vous laisser l’année entière, c’est pareil, vous
auriez eu zéro, ou un. » Comme l’examen portait sur la physique qu’il
était censé nous enseigner, et non sur les anecdotes qu’il nous narrait, le
résultat était de toute façon couru d’avance. Mais ne vous méprenez pas, c’est
un personnage merveilleux, avec qui on apprend infiniment sur la réalité de la
recherche, sur l’excellence, le brillant surtout – la classe, Aldo.
Voilà
où je voulais en venir, à cette anecdote : un jour, il fait une conférence
avec Richard Feynman. Ce dernier a alors tenu à préciser aux étudiants présents
(en argot bien sûr, Feynman étant célèbre pour son langage et sa pédagogie tout
autant que pour ses travaux qui font de lui le plus grand physicien du siècle
avec Einstein, même si Einstein est beaucoup plus connu du grand public, peut-être
parce qu’on lui attribue, à tort bien sûr, la paternité de la bombe
atomique) : « Ne croyez pas que lorsqu’on est chercheur, on trouve
quelque chose tous les jours, moi-même, il m’arrive de passer une semaine
entière sans rien trouver » – rires !
Fin de la digression
Oui, je
suis docteur en physique, et normalien, mais Richard Feynman, c’est lui, et pas
moi. Oui, je nage mieux et plus vite que toi, enfin, probablement, ami lecteur,
mais mes cinquante-six secondes quarante-huit au cent mètres papillon feraient
mourir de rire (noyé) Alfred Nakache qui lui, s’il nageait beaucoup moins vite
à l’époque, était vraiment recordman du monde du deux cents mètres brasse
papillon avant d’être réellement déporté à Auschwitz. Oui, je ne suis pas un de
ces chiens qui partout dehors défilent, j’ai plus d’allure, pour un héros, que
Stéphane Pipard, mais la victoire est facile. Peut-être le Doktor Ickx a
raison, je ne suis rien, s’il n’y a rien, pas grand-chose, sinon.
Parabole
La
pyramide de l’excellence.
Prenons une pyramide, non, vous avez raison, contentons-nous dans un premier temps de
géométrie bidimensionnelle, cela rendra l’explication infiniment plus
accessible et ne changera pas grand-chose (à une puissance deux près tout de
même…). Prenons un triangle isocèle, donc, et positionnons-le verticalement, sa
base au sol. Lorsque l’on est rendu à l’exacte mi-hauteur, il y a malgré cela
beaucoup plus de surface en dessous qu’au-dessus (trois fois plus exactement),
ou, si vous préférez, la hauteur qui partage en deux surfaces égales le
triangle, se trouve notablement plus près de la base que du sommet (à une
hauteur de un moins deux puissance moins un demi, soit un moins racine carrée
de deux, sur racine carrée de deux, disons, un peu en dessous du tiers de la
hauteur). Bien. Revenons donc à présent à de la géométrie tridimensionnelle,
ou, plus exactement, au point où nous en sommes de vulgarisation, à de
l’architecture égyptienne : pour construire la base de notre pyramide, il
faut des dizaines de milliers de pierres – « et sur ces pierres, je
construirai ma pyramide » (l’Évangile selon saint Chill). Pour son sommet,
en revanche, une seule suffit, et, s’il en faut quatre pour l’étage
immédiatement inférieur, cela peut paraître peu puisque quatre fois moins que
juste en dessous (et surtout des dizaines de milliers de fois moins qu’au sol,
plus de cent fois moins que simplement quatre rangées plus bas), c’est tout de
même quatre fois plus qu’au dit sommet.
Fin de la parabole
Bien
sûr, alternativement, je me trouve exceptionnel sûrement, extraordinaire
peut-être, et je vomis l’humanité entière de ne pas me mériter, de ne pas même
désirer me rejoindre tout en haut des cimes, en haut de la pyramide, et puis,
plus haut encore, avant que je ne redescende brutalement, et que, d’extraordinaire,
je me trouve, non pas quelconque bien sûr, mais pire – la preuve, j’emprunte
les mots de ma maman : pas si mal que ça.
Dehors, les temps changent. L’ordre, la police, la
justice, les signes de l’État sont de nouveau présents. La liesse populaire
s’est calmée. Les exécutions sommaires, les tondues, ont laissé place à
l’épuration légale. La vie reprend ses droits, comme on dit, avec les attributs
de l’ordre bourgeois précise Arlette. Oui, les temps changent : lorsque,
quinze jours après le suicide du Doktor Ickx, deux inspecteurs en civil sont
venus me chercher chez moi, ils ne m’ont pas frappé, je ne les ai pas frappés,
nous avons simplement fait route ensemble jusqu’à la préfecture où j’étais
convoqué – par le préfet, en personne.