Chapitre 47
:
La force est avec moi

— Vous allez payer. Ordures. Méchamment. Souffrir. Longtemps. Très longtemps. Salauds. On va vous torturer. Comme vous l’avez fait. Des jours. Ça va durer des jours. Vous allez supplier. Nous supplier. De vous tuer. Mais non. Pourris. On veut que vous en profitiez. Des jours. Des jours, je vous dis. Vous allez regretter. Salopes. Pourriture.

Il en est là quand je rentre. Il est assisté par deux hommes, un petit et un moyen – non, ce ne sont pas les mêmes, mais ça pourrait. Il parle au brigadier Maillard et au Doktor Ickx, leurs visages sont déjà tuméfiés, leurs mains attachées dans le dos. Je soigne mon entrée – bien sûr :

— Chers amis ! Bonjour !

Pardon, je recommence.

— Monsieur Victor ! Bonjour !

Je lui souris, lui tends la main, il ne la serre pas.

— Qu’est-ce que tu fous là ? Tu m’appelles pas comme ça. D’abord. Maintenant. Pour toi. Je suis le lieutenant-colonel Pipard. Au revoir.

— Il y a quelques heures, sais-tu ? je cassai un nez pour moins que ça. Lieutenant-colonel ? Toi ? Décidément, le monde est une farce. Il est décevant, dommageable même, pour les gens comme moi j’entends. Souvent, à tous, je veux poser cette unique question qu’on ne doit pas, et qui, de toute façon, resterait sans réponse : es-tu dupe ? De ton titre ? de ton courage ? de ta valeur ? de ta nature d’âme ? Sais-tu les motivations qui te font agir ? Là, est-ce de la cruauté, du sadisme, j’allais dire, mais il y a chez Sade une grandeur qui l’a conduit à finir sa vie seul, en prison ? Est-ce le désir d’éliminer les deux témoins qui savent ta trahison, de joindre l’utile à l’agréable ? La volonté de te venger sur eux de ta faiblesse, de la faiblesse d’avoir parlé bien vite, n’est-ce pas ? Ou bien te mens-tu à toi-même comme tu m’as menti, comme tu mens aux autres ? Te penses-tu un héros ? Te spécules-tu moi, ne serait-ce que la nuit venue, au plus profond de tes rêves ? Te vois-tu autrement que comme un imposteur ? un imposteur minable ? et si oui, ton ventre te ment-il aussi, chaque soir, ou se serre-t-il atrocement quand le sommeil voudrait te gagner ? Dis-moi, là, maintenant, pour plonger définitivement ce roman dans le domaine du conte, peut-être même du conte social : oui, je ne suis pas bon à grand-chose, et j’en souffre, mais mon enfance indigente exige une revanche, un statut social que je ne pourrais jamais atteindre si le monde était juste, mais il ne l’est pas, n’est-ce pas ? alors, je feins, je calcule, je complote, et j’y arrive, j’arriverai, parce que moi, contrairement à toi, je suis ici à ma place. Oui, j’ai souffert, enfant, des humiliations de la pauvreté, et si je me dis « proche de la cause du peuple », je ne suis jamais animé par aucun grand, par aucun bel élan du cœur, mais juste par la laide jalousie, l’envie sordide, et, comme les enfants battus, violés, qui deviennent à leur tour tortionnaires, j’exorcise mes douleurs, celles de mon passé, celle, présente, de ma médiocrité, en faisant souffrir des plus faibles dès que le monde ou l’instant m’en procurent le moindre pouvoir, et, pour ce pouvoir-là, je donnerais tout, à commencer par mon honneur si j’en possédais un. Dis-moi cela, je t’en prie, et, à l’instant, sur la pointe des pieds, sans plus déranger personne, je quitte ce monde, heureux.

— Sors Vaquette.

— Avec plaisir. J’emmène avec moi tes deux prisonniers pour les livrer à la justice, pour les soustraire à tes griffes, pardon, à tes ongles.

— La justice, c’est moi. Sors.

— Non. La justice, c’est une jauge, un ensemble de règles censées assurer la pérennité de l’ordre social par le traitement répressif de la déviance. Ce n’est pas le contraire de la vengeance, entends bien, c’est autre chose. Je pourrais d’ailleurs ouvrir une longue digression ici sur cela, mais je crains d’épuiser ta patience. Sache seulement que la justice a aussi pour fonction de dire où est l’homme, qu’est-ce que l’humanité. Nous avons combattu, j’ai combattu, pardon, parce que torturer des hommes est inacceptable, et, si nous le faisions, si nous le faisons à notre tour, alors, quelle différence restera-t-il entre eux et nous, quelle sera notre légitimité ? Il n’y aurait plus alors qu’un rapport de force entre deux camps, deux intérêts ? Laisse-moi, peut-être par fidélité pour Artémise, peut-être par pure ironie, faire semblant de croire un instant le contraire. Se rendent-ils compte à quel point ils mentent – sincères mais bêtes, toujours – ceux qui crient « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » ? Ceux qui condamneront Klaus Barbie dans cinquante ans (en laissant d’ailleurs impunis tous les tortionnaires de la guerre d’Algérie), certains de défendre l’État de droit, oubliant pourtant deux de ses fondements : la prescription, et l’impossibilité de condamner quelqu’un pour des faits antérieurs à la promulgation d’une loi.

Digression

Parmi les vulgarités les plus affligeantes de la pensée commune, dominante, médiatique, il y a la confusion systématique entre démocratie et État de droit. Ce n’est pas du tout la même chose. L’urss des années Gorbatchev était un État de droit sans être une démocratie – sans que le peuple ne vote. Aujourd’hui, oui, il vote – allez donc faire un tour en Tchétchénie. Et puis, nul besoin démagogique de vous rendre jusqu’à Moscou, Alger, Rabat, Tunis, Jérusalem, Mexico, Bogotá, Zagreb, Ankara – la liste est si longue ! (ong, envoyez vos mails de mise à jour à josebove@vaquette.org), allez donc faire un tour dans un commissariat en France, si vous êtes basané, pardon, si t’es basané, dans une prison américaine, dans un ghetto même, si t’es nègre.

Fin de la digression

« C’est pas pareil, nous, on a raison », et cela leur suffit à être pareils, et à avoir tort. On croirait le triptyque consternant d’infantilisme de la diplomatie américaine : on est les bons, on tue les méchants, on a raison – sincères mais bêtes, encore, toujours. Ah ! que vienne enfin le temps des cyniques intelligents ! Et puis non, ce serait aussi terrible, n’est-ce pas Doktor Ickx ?

— Tu as fini ? Sors. C’est la dernière fois que je te le dis.

— J’emmène les prisonniers.

C’est étonnant comme la colère, à l’instar des substances psychotropes, est désinhibitrice (dynamogène pour complaire au dictionnaire), il crie :

— Fais bien attention à toi !

C’est drôle, Artémise me le dit d’un ton plus amical.

— Sais-tu ce qu’est la force ?

Il veut répondre. Il tremble de la tête aux pieds, de rage. Je m’approche de lui à cinquante centimètres, le regarde droit dans les yeux. Je ne bougerai pas de toute la tirade :

— Tais-toi. La force, c’est que ni tes cris, ni ton pouvoir de nuisance – car tu n’as que cela – ne pourront m’empêcher de livrer ces deux hommes à la justice. La faiblesse, vois-tu, c’est que tu es capable contre moi d’une action violente à l’instant, sous le coup seul de la colère, de cette fierté que l’on dit mal placée et qui est si différente de l’orgueil. La faiblesse, c’est que plus probablement encore, quand viendra ton heure, penses-tu souriant déjà, tu te vengeras de moi par une vilenie dont je suis incapable. La faiblesse, c’est qu’il te suffit pour vivre de te spéculer un jour triomphant, qu’importe la victoire, qu’importent les moyens surtout. La force, vois-tu, c’est que rien, rien tu m’entends, ne me détourne jamais de mon but. Ni la peur légitime que m’inspire ton infinie bassesse, ni le doute, ni le temps, ni la difficulté, ni la morale, la morale des autres j’insiste. Rien, sauf la légitimité des moyens, et la grandeur du but. Oui, j’ai peur de toi, comme on a peur d’un insecte, d’un arachnide venimeux. Tu peux me piquer, que m’importe, puisque je vis malgré cela, peut-être même pour cela, et que toi, écrasé sous ma botte, tu en périras à l’instant.

Il est rouge de colère. Sa main, tremblante, cherche son revolver. Il hésite.

— Tu hésites ? Est-ce la peur de l’autorité ? Frapper un colonel, oh ! pardon, tuer un colonel, ah ! Ou bien la peur de te faire gifler, là, devant tes subordonnés ? Non, je sais, c’est la peur de choisir, la peur de perdre, la peur de vivre. Les clefs des menottes, tout de suite.

Il me les tend, et, d’une voix blanche, à peine audible, à peine articulée, il menace :

— Un jour. Tout ça. Tu me le paieras.

Et dire que j’allais me flageller pour avoir humilié méchamment le pauvre homme.

— Doktor Ickx, brigadier Maillard, auriez-vous l’extrême soulagement de me suivre ? Oui, bien sûr, suis-je bête ? Messieurs, je vous salue.

Je leur tourne le dos, nous sortons.