— Vaquette !
Je
corrige :
— Colonel
Vaquette. Bonjour général.
— Vaquette ! Si je vous dis que vous dépassez les
bornes, cela va vous faire rire sûrement, vous flatter n’est-ce pas ?
— Vous
me connaissez si bien général, nous avons tant en commun.
— Foutez-vous
de ma gueule en plus ! Vous n’en avez pas assez fait peut-être ?
— Je
n’en fais jamais assez à mes yeux, général. N’est-ce pas ce qui m’a fait
honorer par les autorités militaires de mon pays ? Vous vous souvenez
général ? Vous étiez présent il me semble.
— Votre
insolence est de mauvais goût. Vous avez agressé délibérément un groupe
d’action issu de nos rangs, je vous le rappelle. Je vous conseille de me
fournir une explication, vite, et vous souhaite grandement qu’elle soit
recevable.
Je lui
raconte à son tour les circonstances de mon intervention.
Digression
Un jour prochain, très bientôt peut-être, lorsque je
serai riche, célèbre, et payé à la page, je rencontrerai une multitude de
personnages au cœur de mes romans, et, à tous, successivement, je narrerai mes
exploits, en utilisant simplement le copier-coller du traitement de texte. La
critique s’extasiera alors devant tant d’audace (puisque je serai déjà connu),
et moi, je gagnerai plein de poignon sans bosser.
Fin de la digression
Je
conclus :
— Voilà,
j’ai simplement fait mon devoir, général, comme l’exigent les valeurs que nous
défendons. Je suppose que vous trouverez bien d’ailleurs une citation de
circonstance qui m’excuse.
— Brassens,
cela vous va ? « Quand je croise un voleur malchanceux poursuivi par
un cul-terreux, j’lance la patte et, pourquoi le taire ? le cul-terreux se
r’trouve par terre. » Mais je vais vous décevoir, votre explication
n’occulte aucunement votre responsabilité, au mieux l’atténue-t-elle.
Qu’êtes-vous venu vous mêler de ça ? « Vous ne faites pourtant de
tort à personne ? » Eh bien, si. Le peuple a besoin d’exorciser ses
quatre années d’occupation, il a besoin de croire que la France, les Français,
ont été contraints par l’ennemi. Pour cela, il faut bien en tuer quelques-uns,
en tondre quelques-unes, punir les « collaborateurs », avec, en
filigrane, et l’unité nationale est à ce prix, que tous les survivants, que
tous ceux qui réussiront à passer à travers, si vous préférez, ont été de
l’autre camp, puisque impunis. Par ce tour de passe-passe, la France se
réveillera bientôt peuplée exclusivement de résistants, et partant, réconciliée
avec elle-même. C’est faux ? Et alors ? qui s’en soucie ?
L’heure sera bientôt à la reconstruction, au renouveau national, face à cela,
que pèsent les exactions limitées de quelques-uns ? que pèse une fille
tondue ? que pèse surtout la mort d’un déserteur allemand ? que
pesez-vous ?
— Soixante-dix
kilos, pourquoi ?
— Vous
ne me faites plus rire, Vaquette. Réfléchissez bien, et vite. Voulez-vous être
utile à la France ? Voulez-vous rejoindre immédiatement nos rangs, et
poursuivre les combats, qui s’annoncent âpres, à la tête de votre
commando ?
— Non
général.
— Écoutez-moi,
attentivement. Aujourd’hui, malgré l’estime que j’ai pour vous, malgré votre
immense valeur au combat que, soyez certain, je n’oublie pas, malgré cela,
malgré tout, c’est la dernière fois que je me porte à votre secours.
Dorénavant, soit vous démissionnez de l’armée (tiens ! il ne parle plus de
désertion) et renoncez à votre grade et à toutes vos prérogatives, ce que je
regretterai, car j’ai bon espoir de pouvoir compter de nouveau sur vous, soit
vous rentrez dans votre maison pour « cultiver votre jardin », et ne
plus en sortir. Dans le premier cas, vos problèmes ne sont plus mes problèmes
et je vous laisse courir seul au suicide, dans le second, vos problèmes restent
les miens, mais je vous garantis, je vous promets même, que ce n’est qu’à vous
qu’ils coûteront cher.
Digression
Le
cynisme, c’est la lucidité, plus l’abandon de la morale (de la même manière,
l’arrivisme, c’est l’ambition sans grandeur dans le but).
Fin de la digression
J’aurais bien évidemment dû à l’instant démissionner,
mais je pressentais à quel point mon uniforme, mes médailles, allaient m’être
bientôt, très bientôt, salutaires. Ainsi, avec lucidité, disons calcul et
intérêt, j’optai pour la seconde solution, sans être bien fier de moi pourtant.
— J’espère
pour vous que vous m’avez tout à fait entendu, colonel.
Il me quitte sur ces mots définitifs, puis rejoint M.
Legrand qui l’attend pour se plaindre. De loin, je le vois humilier le pauvre
homme, l’écraser de toute sa morgue, le menacer du poids entier de son
autorité. Ce n’est décidément pas son jour, et, une fois encore à terre, il
doit penser en cet instant que l’alcool est définitivement un refuge moins
cruel que le monde.