De retour en France, par prudence, j’ai loué, sous ma
nouvelle identité, une maison en pleine campagne dont je ne sors guère, si ce
n’est pour faire mes courses, acheter des livres, et fréquenter assidûment le
bassin olympique. Oui, je nage, fais la cuisine (mais je vous ferai le Pépé
Carvalho dans un autre roman, lorsque je serai définitivement plus vieux), lis,
et l’été passe ainsi merveilleusement, loin du monde, des hommes, des combats.
Pas une seconde, je ne regrette ma décision. Bien au contraire, chaque jour je
me félicite d’avoir fait ce que je devais faire, la lutte armée bien sûr, mais aussi
ma désertion, comme ils disent.
Partout,
dès que je sors (armé tout de même, mais en civil), l’agitation grandit, et
l’on voit surgir des milliers de résistants invisibles il y a encore quelques
mois. Sans doute cette apparition soudaine autant qu’attendue me conforte la
première dans ma décision, et je cède ma place avec grâce à ces gens. Sur mon
transat, sous mon cocotier, je regarde, distraitement, de loin, dans la forêt,
un petit train touristique où tous se battent pour monter, conduit par un go en uniforme, et qui, prétendument,
se rend au camp de vacances que je viens de déserter, semblant pourtant tourner
en rond sans cesse. Alors, un cocktail à portée de main (un colonel ?), je
me replonge nonchalamment dans la lecture de Pirandello – la volupté de
l’honneur.
Un
jour, ou peut-être une nuit (non, c’est un jour, j’en suis certain), je monte à
la ville, comme on dit en campagne, pour tenter de trouver un exemplaire de Léon
Bloy devant les cochons. À mon grand étonnement, depuis ma dernière venue,
la ville s’est libérée, avec tout de même deux mois de retard sur moi. Un
mélange d’agitation électrique, de joie populaire, de fête hystérique, de
défilé militaire règne : et un, et deux, et trois zéro – pardon, j’anticipe.
Je me dirige vers une librairie où j’ai mes habitudes, chantant, guilleret,
Blair pour moi-même : « Qui leur a fait croire que leur bonheur était
beau à voir ? et qui leur a vendu le droit de s’émouvoir ? »
Devant moi, un attroupement, des cris, des insultes :
je m’approche, pousse la foule – mais, pour qui il se prend celui-là ? –,
me fraye un passage jusqu’au centre du cercle formé par les badauds. Là, à la
terrasse d’un café qui sert aussi d’hôtel, je vois une dizaine d’hommes armés,
faiblement d’ailleurs, le béret basque au front, le brassard de résistant
autour du bras, le nez portant les stigmates de l’alcool chez la plupart, l’air
abruti, méchant, haineux, fier et heureux aussi chez tous. Ils brutalisent une
jeune fille, jolie, terrorisée, en larmes, l’insultent, exhibent sous son nez
des ciseaux, un rasoir, s’apprêtent à la tondre sous les cris d’approbation, de
joie même, de la foule.
— Colonel Vaquette. Qu’est-ce que c’est que ce
bordel ?
Celui
qui semble le plus abruti, le plus aviné, le chef, oui, car la foule a bon
goût, m’interpelle :
— Te
mêle pas de ça, toi. Dégage !
Mon buste, mes épaules, ma tête, tirés par mes dorsaux,
par mes lombaires puissants, reculent, un peu, puis, mus par des abdominaux
décidément en pleine forme – j’ai repris l’entraînement, je vous l’ai dit,
non ? – repartent brutalement vers l’avant. On entend d’abord le bruit du
choc d’un corps dur sur un corps mou, puis son nez casse, du sang coule à
terre, un peu, il geint, beaucoup, s’écroule, et je le regarde de haut :
— Leçon numéro un : quand tu me parles, tu dis
vous, et colonel. Je répète ma question : que se passe-t-il ?
Un
grand silence : manifestement, j’ai frappé fort, d’entrée.
— Vous
êtes devenus muets soudain ? Toi, tu as l’air moins trisomique que tes
navrants collègues, sois gentil, explique à tonton Vaquette ce qu’il se passe.
— On
allait la tondre, colonel, c’est une salope, elle couche avec les nazis.
— Ah !
Si elle couche avec les nazis, alors, c’est autre chose… Vous avez procédé à
son jugement ? Elle a un avocat ?
Des
voix s’élèvent à gauche et à droite qui suggèrent que l’on peut bien s’en
passer.
— D’où
viennent vos ordres ?
Un
milicien, pardon, un résistant s’approche derrière moi et me répond d’un ton
qui se voudrait autoritaire, mais il ne sait pas, il crie :
— On
n’a pas besoin d’ordre pour faire ça. Tout le monde fait ça. Elle a de la
chance, ce serait un mec, elle serait déjà fusillée.
Je me
retourne nonchalamment :
— Ça
fait combien de temps que tu es dans la Résistance ?
— Depuis
le début.
Il
vient encore de crier. Je m’approche, le regarde droit dans les yeux, lui
souris, et m’étonne d’une voix calme :
— C’est
étrange. Moi aussi, et je ne t’ai jamais vu.
Il
recule, baisse les yeux, manifestement, il tient à son nez.
Je
m’assois à la terrasse avec un détachement surjoué, et, ma metteur en scène me
verrait à cet instant, probablement me blâmerait-elle.
— Bien, écoutons ce que cette jeune fille a à nous dire.
Asseyez-vous mademoiselle. Vous buvez quelque chose ?
Un
murmure de protestation envahit l’assistance, quelques « scandaleux »
fusent, je sors mon pistolet, l’air indifférent, le pose sur la table comme
s’il s’agissait d’un paquet de cigarettes – mais le cancer tue tout de même
moins vite. Je pense, à cet instant, que ces braves gens doivent commencer à
comprendre à quel point je les conchie. La jeune fille s’assoit, lève ses yeux
sur moi, et son visage s’illumine d’un sourire où l’on peut lire l’espoir. Elle
est jolie, ils sont laids – j’ai raison. Timidement, après s’être essuyé les
yeux, après s’être mouchée, elle suggère une menthe à l’eau.
— Tavernier !
Une menthe à l’eau, et un Martini Picon, bien frappé.
Ajout
Oui,
je sais, amie lectrice du chapitre 36, encore une fille qui pleure – ta gueule.
Fin de l’ajout
Elle me raconte son histoire, banale, ou presque. Un
amour sincère avec un jeune soldat allemand. Sa désertion. L’hôtel où ils ont
tenté de se réfugier pour échapper finalement à tous. Leur dénonciation, bien
sûr, puis son exécution, à lui, là-haut, dans la chambre, et la descente de
l’escalier sous les coups, sous les applaudissements de la foule, jusqu’à mon
arrivée. Elle pleure de nouveau, dit les mots simples et bêtes de
l’amour : « De toute façon, je veux mourir, il n’est plus là. »
Moi, je ne veux pas qu’elle meure. Des amours, peut-être n’en connaîtra-t-elle
plus, je lui souhaite d’ailleurs si sa passion est vraie, en tout cas, lui
restera-t-il la vie, des amants, la tendresse.
Interlude
Dieu
que l’amour est bête, et son imitation pire encore.
Fin de l’interlude
On ne
nous a pas apporté nos boissons, l’histoire de cette jeune fille ne les a pas
émus, l’impatience, l’irritation de la foule ne cessent de croître. Je me lève.
Je surjoue, toujours autant, porte la voix jusqu’au dernier rang – ah ! les
acteurs de plein air :
— Moi,
colonel Vaquette, représentant le gouvernement provisoire de la France libérée,
je déclare en son nom la jeune fille innocente, et, par conséquent, relaxée du
chef d’inculpation de collaboration. Mademoiselle, vous êtes libre. Mesdames,
messieurs, vous pouvez circuler, y a plus rien à voir.
Personne
ne bouge, tous s’agitent, le chef, le nez encore sanglant, se lève enfin,
saisit un fusil de la guerre de 14, me le pointe sous le nez.
— Toi,
monsieur je-me-prends-pour-le-maître-du-monde, tu dégages, et vite, sinon on te
tond avec elle. Compris ?
Pauvre con. Si tu savais le nombre de canons qu’on m’a
mis sous le nez depuis quatre ans, presque autant qu’à toi, sauf que moi,
c’était du huit, du neuf, du douze, du vingt millimètres même (de la
mitrailleuse lourde), pas de la Huit-Six. Je regarde la jeune fille, de nouveau
terrorisée, jette un coup d’œil au fusil, à moitié rouillé, minable, et, comme
on attrape une mouche, saisis le canon d’une main, déplace ma tête latéralement
d’une vingtaine de centimètres, pour peu qu’il tire (mais il ne tire même pas,
l’alcool est néfaste aux réflexes), et pousse violemment le fusil vers
l’arrière. La crosse frappe son nez, de nouveau : il s’écroule en
couinant.
La
stupeur paralyse la foule ainsi que les miliciens présents – les résistants pardon,
décidément, j’ai du mal. Je pourrais, bien sûr, profiter de ces quelques
instants pour maîtriser militairement la situation en en abattant deux trois
simplement par plaisir, mais bon, même Vaquette admet qu’il existe des limites
à tout, et je ne me vois pas, je n’en ai pas même l’envie, assassiner des
collègues, dussent-ils être apocryphes.
Je
glisse mon pistolet dans ma ceinture, brandis le fusil dans ma main droite, et,
de la gauche, tire la jeune fille, elle aussi paralysée :
— Suivez-moi.
Je l’entraîne
à l’intérieur, frappe d’un coup de crosse celui des hommes qui se trouve en
travers de la porte, tire les deux balles du fusil en direction du comptoir,
brise une bouteille de Martini, une autre de Picon :
— Lâche
ça tavernier.
Il
lâche ça, un revolver caché sous la caisse des fois qu’un Arabe entre, lève les
mains. Je jette le fusil, saisis mon pistolet, traverse la salle, traînant
toujours la jeune fille :
— Entrez
là-dedans, fermez derrière vous, je connais cet endroit, la fenêtre donne sur
une ruelle d’où vous pourrez vous échapper. Faites vite, je ne vais pas les
retenir bien longtemps.
Elle ne
dit pas un mot, pas même merci, et, sans bien comprendre ce qu’elle fait, entre
dans les toilettes et ferme la porte. J’entends le loquet tourner, la fenêtre
s’ouvrir, je regarde devant moi la salle remplie d’une foule armée et prête à
me lyncher. J’exhibe mon pistolet au-dessus de ma tête :
— On se
calme. Je vais poser mon arme au sol. Je vous rappelle que je suis colonel de
l’armée française de libération. Faites bien attention à ce que vous allez
faire. Je vous conseille de vous disperser dans le calme.
Je pose
mon pistolet à terre, lentement, me relève, dos à la porte. Ils approchent. Je
les soupçonne de ne pas tout à fait croire à la réalité de mon grade, mais,
trop respectueux de l’ordre, trop lâches surtout, je sais, enfin, j’espère,
qu’ils ne prendront pas le risque de m’abattre de sang-froid à présent que je
suis désarmé.
— Dégage
de là, vite.
— Je
suis français, je ne bougerai pas.
Je me
fais rire, tout seul. Tout seul est bien le mot.
— Dégage,
on te dit.
Digression
Allez,
du Svinkels, comme au début :
« Attends
un peu j’épingle les flics qui jouent les shérifs,
Tu payes pour les vérifs qu’ont tourné western sur
l’périph’.
[…]
Tu t’la pètes comme David Lansky, Johnny
Faut
t’faire à l’idée qu’un jour nos idées vont être concrètement validées
Ma
solution en guise de bulletin de vote ?
Si
ça t’botte mon pote, viens, on les kicke avec des bottes. »
Et
puis, La Neuvième Panzer symphonie :
« Une
pluie de mollards s’abat sur les bourges.
[…]
Faut qu’on aille niquer ces loches et baiser leurs chiennes
Une
jambe dans la tête, un coup d’nez dans l’mou
On
leur sort notre botte secrète : coup d’boule et coup d’genou. »
Fin de la digression
Il
joint le geste à la parole, m’empoigne, un direct du gauche lui fait lâcher
prise. Deux autres approchent : un coup de coude dans la tête, un coup de
genou au foie. Je procède à une rotation, lève la jambe, coup de pied chassé
dans la tête d’un petit homme, extension, doublé pleine face sur son voisin
plus grand. Mon pied n’a pas le temps de se reposer à terre, un troisième ligne
plonge sur moi, tente un plaquage qui échoue dans un grand
« spleurf », le bruit de mon genou contre sa tête, puis trois
« cling », trois dents qui tombent au sol. Je me retourne, un poing
m’arrive en plein visage, j’esquive en avançant la tête, comme on doit faire,
me redresse : uppercut au menton. On me tire vers l’arrière, je me
retourne à nouveau, vois arriver la crosse d’un fusil, tente de la parer avec
la main droite, on me tient la manche, avec la main gauche, on me tient la
manche, j’esquive vers l’arrière, toujours comme on doit faire, mais l’allonge
d’un fusil est manifestement plus grande, beaucoup plus grande, que celle d’un
bras : ça fait « spleurf », de nouveau, après, je ne sais pas,
je ne sais plus, je perds connaissance sous le choc.