Chapitre 40
:
Pouvoir

En uniforme, médailles sur la poitrine, je pénètre dans le bureau de d’Astignac

En uniforme, médailles sur la poitrine, je pénètre dans le bureau de d’Astignac.

— Bonjour général, je peux vous déranger un instant ?

— Ah ! Vous tombez bien, Vaquette ! Qu’est-ce donc encore que ce nouveau scandale ? Vous désertez, paraît-il ?

— Oui. Puisque définitivement, vous semblez tous tenir à ce terme.

— Savez-vous bien ce que vous risquez ?

— Rien, puisque nous avons un pacte de liberté et de responsabilité réciproque. Non ?

— Et vous supposez que ce pacte, comme vous dites, va me faire vous couvrir quels que soient vos agissements ?

— Oui. Je ne doute de rien, n’est-ce pas ? Mais je vous rassure, c’est bien la dernière fois. Vous m’avez fait une proposition que j’ai eu tort d’accepter, je le regrette et, sincèrement, vous prie de m’en excuser, plus que je ne m’en excuse moi-même d’ailleurs. Mais voilà, il est inutile, dangereux même de s’entêter dans l’erreur. Ma décision est sage, ce n’est pas un caprice, une coquetterie, je ne me présente d’ailleurs ici que pour vous en convaincre.

— Eh bien soit. Allez-y. Je vous écoute.

Il m’écoute. Sans rien lui cacher, je lui répète alors ce que j’ai dit déjà à Artémise, à Bixente, à toi aussi ami lecteur, il y a tout juste deux chapitres. Il m’écoute, sans m’interrompre, sans laisser percevoir la moindre réaction sur son visage. Lorsque j’ai terminé, il se lève, parcourt un des rayons de la bibliothèque qui occupe la totalité des murs de son bureau, saisit un ouvrage dont il me montre la couverture (Montherlant, Port-Royal), feuillette les pages en silence, immobile, s’arrête enfin sur un passage, lit :

— « Vous avez trop de pitié de vous-même, en une épreuve plus bénigne, et qui n’existe encore que dans votre esprit. Non, n’attendez pas de moi que j’excède en douceur. Cela crée des maux irréparables, beaucoup plus grands que ceux qui naissent de la trop grande sévérité. Je vous accuse de la part de Dieu de préférer la nature à la grâce, et, dans la nature, de ne trouver pas même le courage. Vous excluez le courage et vous excluez la grâce. Que vous reste-t-il ? »

— Je dois répondre ?

— C’est inutile. Vous allez immédiatement rejoindre votre caserne et poursuivre votre formation qui, d’ailleurs, va bientôt prendre fin. Vous ferez également vos excuses au colonel que vous avez insulté, et affolé aussi, si j’en crois l’appel qu’il m’a passé juste après votre départ.

— Je ne l’ai pas insulté, mais c’est un détail. Et, s’il s’affole pour si peu, il n’est pas apte à commander des hommes, mais ce n’est pas mon problème. Vous m’avez mal compris d’Astignac, je ne retourne pas à la caserne.

— Bien colonel. Vous ne me laissez donc pas le choix. Je vous mets aux arrêts pour dix jours, durant lesquels vous réfléchirez à vos infortunes, que, si j’en crois Dostoïevski, vous « exagérez outre mesure, c’est le sort habituel des gens vaniteux ». Après, vous serez de nouveau en France au cœur des combats, et je ne doute pas que vous retrouviez là votre entrain et vos habitudes. Sans doute avez-vous raison sur un point, le confort vous est délétère.

— Général. Un esprit cynique vous rappellerait que vos derniers galons, vous me les devez, à moi seul. Il ajouterait, cet esprit cynique, qu’outre la reconnaissance que cela oblige chez un homme d’honneur, la prudence devrait vous inciter à comprendre que, si nos destins ne sont évidemment pas liés, les actes d’éclat dirigés contre l’institution militaire française auxquels le désespoir, la colère ou le dépit pourraient me contraindre, risqueraient, à mon immense regret, d’éclabousser votre carrière. Mais je suis tout sauf cynique, n’est-il pas ? J’en appelle donc plutôt à votre compréhension, puisque nous partageons tant de choses. Il faut que je parte. Regardez-moi. Je vous parle sincèrement, essentiellement même, il faut que je parte, je n’ai plus l’envie.

— Et vous croyez sincèrement que la France a quelque considération pour vos envies ?

— Non, mais j’espère que vous, oui.

Je lui souris, je suis une pute, mais ma maman me l’a toujours dit : ce n’est pas les putes qui manquent, c’est l’argent. Il se radoucit, me sourit à son tour, fait les cent pas dans son bureau, ouvre de nouveau Montherlant, le feuillette, ne trouve finalement rien à dire, rien d’autre que :

— Je suppose que nul ne peut vous infléchir ?

— Personne, ni rien.

— Vous allez vous ennuyer.

— Peut-être.

— Je vous mets en disponibilité pour convenance personnelle. En conséquence, vous restez colonel de l’armée française. En échange, promettez-moi de réintégrer votre groupe de combat au plus tôt, lorsque l’envie vous en prendra. Nous avons besoin d’hommes comme vous.

Je corrige :

— Je vous promets, général, de rejoindre mon groupe de combat, si l’envie m’en prend. Sur ce, il ne me reste plus qu’à vous réclamer un avion pour rentrer, et aussi à vous remercier chaleureusement, par avance.

Il me regarde, hésite à me signifier que définitivement j’abuse, puis me propose un parachutage cette nuit en compagnie d’une livraison d’armes pour la Résistance :

— Pour les faux papiers, voyez mon ordonnance.

Il me sourit, me tend la main :

— À bientôt.

Je serre sa main, je souris plus encore :

— À bientôt.