Chapitre 38
:
Vaquette est chiant

Avertissement

Avertissement

Evil Skin, in Paris by night (à la fin) :

« Si vous entravez que d’chi

À tout ce que je vous dis

De toute façon, je m’en fous

Cette chanson n’est pas pour vous. »

Fin de l’avertissement

Digression

J’aurais dû appeler ce chapitre digression : vous pouvez le passer en totalité. Mieux, j’aurais dû ne pas l’écrire, et le remplacer par le simple mot fin, cela m’eût évité de devenir chiant, ne dites pas non, même moi je m’emmerde.

Fin de la digression

Le lendemain, nous sommes reçus avec les honneurs dans nos nouveaux locaux. Le camp entraîne simultanément dix commandos de vingt hommes exclusivement français, enfin, exclusivement de l’armée française. La plupart de ces groupes sont commandés par un lieutenant ou par un capitaine, deux par un lieutenant-colonel, un seul, le nôtre, par un officier de haut rang. Le cocasse de ma promotion fait que je suis l’égal hiérarchique du commandant du camp, et, avec lui bien sûr, le plus haut gradé du casernement. Probablement d’Astignac a-t-il compris que le seul moyen de me rendre supportable l’institution militaire est de me soustraire absolument à la hiérarchie, et, effectivement, l’ordinaire, comme ils disent, est grandement supportable. J’ai une chambre individuelle, je mange correctement au mess, et mon ordonnance s’occupe des autres détails de ma vie quotidienne. L’armée me prend complètement en charge, libérant mon énergie entière (mais je n’en ai pas besoin de tant, loin s’en faut) pour la formation dispensée par un lieutenant-colonel bien jeune qui a sans doute appris à l’école militaire beaucoup de choses que je ne sais pas, mais qui ne m’enseigne pourtant rien que j’ignore et qui puisse m’être utile sur le terrain.

Digression

Evil Skin, in Paris by night :

« À l’époque, c’était différent

Pour être neusk’, fallait être fou

Mais maintenant, plus besoin de braquer

Chez Prisunic, ils achètent leurs Doc’s. »

Fin de la digression

Étonnamment humble malgré son inexpérience patente de l’action réelle, rendu sincèrement admiratif par le récit de nos exploits qui circule à l’intérieur du camp depuis notre arrivée, naturellement déférent envers mon grade, c’est à peine s’il ne s’excuse pas de gâcher notre temps à la moindre parole qu’il nous adresse, à Bixente ou à moi. Chaque soir, nous faisons à Artémise le résumé des cours de la journée, ainsi ne perd-elle pas grand-chose, rien d’ailleurs, puisqu’il n’y a rien. Si, ce mortel ennui.

Digression

Malgré ma fréquentation arriviste du monde merveilleux du show-business français, je n’ai encore jamais, et ce n’est pas le moindre de mes ridicules, tenté la cocaïne (décidément mon p’tit Vaquette, tu ne seras jamais reusta, pas même auteur mondain qui tire à la ligne sur la “cé” pour signifier qu’il a pénétré profond le monde merveilleusement hype du Queen ou des Bains). Mais bon, j’ai lu Aguéev, laissé traîner mes oreilles, à défaut de mes narines, dans les couloirs de Nova et de Paris Première, dans les poudriers de mes maîtresses, et j’imagine un peu la « descente de coke », si détestable qu’on prend encore une dernière ligne, juste une, pour la route, car après tant, tout paraît peu.

Fin de la digression

Oui, depuis mon arrivée à Londres, je traîne un sentiment de vide, de vacuité, d’ennui, les honneurs aidant, de vanité aussi – le manque, déjà. Je ne suis jamais content, je sais, mais j’ai choisi la lutte armée pour les mêmes raisons qui me rendent peu à peu insupportable la vie militaire, jusqu’à ce sentiment de quiétude pourtant si confortable. Oui, finalement, j’aime le confort, mais je m’y sens mal, probablement ai-je peur de m’y perdre.

Digression

Et puis, l’obéissance bête, l’ordre propre de la machine à tuer, son mensonge, l’absence de choix individuel camouflée par un discours incessant sur le sacrifice à des valeurs supérieures (à quoi ? à l’individu ?) que chacun suit servilement et qu’il aurait suivi pareillement si les valeurs en question avaient été l’exact contraire, l’irresponsabilité en faits, la certitude aussi que la victoire est donnée, qu’elle est à prendre et non à conquérir, qu’on est dans le bon camp, bien sûr, mais aussi dans le camp des vainqueurs, l’absence d’héroïsme, même de courage, la lâcheté collective, la médiocrité comme constante, comme fondement, parce qu’elle est humaine, parce que la hiérarchie, partout, de tous temps, la favorise, oui, tout cela est bien l’exact contraire de ce qui nous avait fait basculer dans la Résistance. Ainsi, sans même avoir connu les dortoirs, la promiscuité vulgaire, les bites au cirage, les concours du plus gros buveur de bière, les putes aussi, le rata de seconde classe, les randonnées la nuit le sac à dos chargé de pierres, les corvées de chiottes, la camaraderie pétomane, les pompes mains nues sur les graviers et sur l’épaule la Ranger d’un adjudant alcoolique, j’éprouve, déjà en quelques jours, un dégoût chevillé au plus profond de moi pour l’institution militaire.

Fin de la digression

Et pourtant, au même instant – Vaquette, tu dis tout et son contraire ! – je trouve ce vide, cette vacuité, cet ennui, ce confort aussi, cette inconséquence, cette vanité surtout – mais là, cela n’étonnera personne – tout à fait supportables, délicieux même. Sortir dans la rue sans voir en chacun un ennemi, sans craindre à chaque pas d’être arrêté, de mourir, n’avoir plus rien à faire aussi, ne rien faire, sans remords, être libre de toutes responsabilités (lancer une grenade en plâtre sur une mitrailleuse en carton…), de tous devoirs, de toutes contraintes – de la pression dirait-on dans un séminaire consacré aux cadres et à leur stress – oui, ces luxes de la vie militaire, encadrée, banale (je l’ai dit), je les savoure malgré tout avec plaisir. Au sortir de la forêt, je rêve d’une plage où, seul, sous le soleil exactement, allongé, dormant, mangeant quelques fruits dans l’attente d’edernettes aux saris chamarrés, je goûterai enfin à la sérénité du Paradis terrestre – l’Eldorado ?

Digression

Non, ami lecteur. Je dis, ou semble dire, tout et son contraire, car je doute, et que j’exprime ce doute, ne cherchant qu’à être fidèle, à ma pensée, et précis aussi dans mes propos. Il n’y a là aucune absence de sincérité, c’est même, scrupuleusement, l’exact contraire.

Fin de la digression

Les jours passent dans ce néant. Je savoure ces conditions exceptionnellement privilégiées que m’offre l’armée, me répétant chaque soir : qu’est-ce que tu veux de plus ? avant de m’endormir, avec au ventre une douleur lancinante et diffuse qui grandit de nuit en nuit, sans jamais disparaître au matin. J’ai tenu pourtant, le plus longtemps possible, jusqu’à ce que la douleur au ventre, de désagréable, devienne insupportable.

Mon grade m’a alors interdit de réaliser mon fantasme de jeunesse (garde-à-vous ; non) – tant pis. J’interromps simplement, sans le moindre reproche de notre instructeur, un cours sur le plastic et son utilisation couplé à un détonateur, pour parler à Bixente, et à Artémise que nous rejoignons dans son bureau.

— Je suis venu vous dire que je m’en vais.

— Tu pars en mission, sans nous ?

— Non. Je quitte simplement cette mascarade. Je rentre chez moi.

— Tu plaisantes Vaquette ?

— Souvent. Mais là, non.

— Tu vas faire quoi ?

— Souffler, lire, nager, guetter les neutrinos, enseigner le principe d’incertitude, que sais-je ?

— Tristan, que se passe-t-il ?

— Rien. Tout. Essentiellement ? Nous ne sommes pas à notre place. Enfin, moi, je ne suis pas à ma place. J’espère que vous non plus.

Digression

C’est durant ces quelques jours que s’est imposée en moi l’évidence que toute cette histoire, pour moi, était finie, devait finir. Je veux dire, et peut-être vais-je trancher la question « Vaquette ? mégalomane, ou simplement ambitieux ? », qu’ajouter quelques morts, des blessures, un nouvel interrogatoire, des coffres-forts brisés ou des bunkers détruits, ne m’apporterait rien, qu’il ne m’était pas objectivement possible d’aller plus loin encore, que je n’avais plus rien à prouver, comme on dit vulgairement, ni à moi, ni aux autres, ni, plus sûrement encore, à celui que j’étais, il y a cinq, il y a dix, il y a vingt ans même. Oui, finalement comme toujours, j’ai vécu ces quelques jours en Angleterre dans un mélange de doute sincère et d’orgueil satisfait, et puis, de doute encore – no comment.

Fin de la digression

— Qu’est-c’tu déconnes ? T’es pas bien ici ? Colonel !

— Non. Tu sais pourquoi ? Parce que, pour ton colonel ironique, j’ai le pouvoir de te coller trois jours au trou, capitaine, parce que tu as le devoir de me parler au garde-à-vous, parce qu’il y a quelque temps, avant ton uniforme, tes galons, le bout de ferraille sur ton cœur qui ne te quitte plus, tout ça, comme moi, t’aurait fait vomir. Regarde.

Je lui dresse le portrait de l’armée que j’ai ébauché lors de mon antépénultième digression – comment ça ami lecteur ? Tu ne lis pas les digressions ?

— Et puis, c’est fini. Ouvrez les yeux, ce que nous avions à faire, nous l’avons fait, comme personne n’aurait pu. Nous ne sommes plus rien, des pions parmi d’autres qui vont à l’abattoir, du côté des bouchers, suprême insulte. Nous ne sommes plus uniques, pas même vraiment utiles. Que pouvons-nous encore espérer ? Mourir bêtement, par malchance ? Monter en grade ? Faire carrière ? Collectionner les médailles ? Gagner en pouvoir sur des subordonnés ? Tuer encore ? Tirer profit d’une victoire certaine, presque facile ? « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire », nous dirait d’Astignac.

Digression

Evil Skin, in Paris by night, encore :

« Écoutez les petits nouveaux

Nous, on n’a plus rien à prouver

Essayez de faire ce qu’on a fait. »

Fin de la digression

— T’es bizarre depuis que t’es en Angleterre Vaquette. C’est p’t-êt’ l’action qui t’manque. Tu rouilles.

— T’as raison. Après la guerre, passe me prendre pour m’emmener chez le ferrailleur, je t’attendrai, je vous attendrai, avec pourtant la peur que nous n’ayons plus rien à nous dire.

Digression

Et puis, sans doute est-ce le plus important, le plus délicat surtout, ma relation avec Artémise et Bixente se brise, se prostitue dans le quotidien. J’aurais voulu dire cela avec moins d’emphase, surtout infiniment plus de précautions, peut-être même demain écrirai-je l’exact contraire. Nous dînons chaque soir ensemble, et cela se passe tout à fait bien, mais l’handicapé social que je fus, que je persiste à être, malgré tout, a le regret d’un temps où nous étions beaux dans l’extrême, justes, lorsqu’un seul geste commande une vie, qu’il est infiniment plus précieux qu’une parole insignifiante, inconséquente – la nostalgie, camarade.

Fin de la digression

— Écoute. Écoute-moi Tristan. Tu as dû vivre durant ton interrogatoire des instants d’une souffrance extrême, probablement indicible. Bixente a raison, depuis, c’est comme si tu avais perdu ta joie, beaucoup de ta jeunesse, de ton inconséquence tu dirais, comme si ton orgueil s’était teinté, pardonne-moi ce mot, je sais que tu ne l’aimeras pas, peut-être même d’ailleurs est-il injuste, d’aigreur. Tout cela va passer. Reste avec nous. Nous serons là, toujours. Ce n’est pas la fin sais-tu ? C’est un commencement, une nouvelle aventure, encore un défi. Cela devrait te ravir, t’enthousiasmer. Le portrait que tu fais de l’armée – tu vois, moi, je lis tes digressions – est bien noir, amplement exagéré, comme toujours avec toi, je ne le partage pas bien sûr, mais tu sais comme moi que cela n’a aucune importance. Prends tout cela simplement pour ce que c’est, de nouvelles règles, un nouveau jeu, c’est par les contraintes que l’on progresse, tu le sais plus que tout autre. Accepte ce défi Tristan, mieux, fais-le tien, gagne à la fin, comme toujours, avec nous si tu veux. Moi, je le veux.

— Elle a raison. Arrête de faire le con. Allez viens, on r’tourne faire joujou avec la bombe en plastique du lieutenant-colonel, j’suis sûr que tu lui manques déjà. T’as vu comment il t’regarde ?

— Capitaine ! Arrête. Je suis sérieux. Je m’en vais. Bien sûr, vous, vous faites ce que vous voulez.

Digression

Et pourtant, j’aurais tant voulu, que même absolument dans l’erreur, ils me suivent fidèlement au bout du monde, aux Enfers même – tiens, c’est du Milton encore, « Seul celui qui est descendu aux Enfers sauve la bien-aimée » – pourquoi pas dans la mort ?

Fin de la digression

— Vous restez, je suppose ?

— Tu supposes bien, Vaquette. J’ai pas fait tout ça pour m’arrêter là, moi. J’ai toujours autant envie de leur péter la gueule, et j’vais continuer à le faire, n’en déplaise à môssieur le colonel.

— Tristan. Nous nous sommes engagés dans un combat que nous nous devons de mener à son terme. Ne disais-tu pas cela toi-même ? Tu sais bien, moi je sais, que si tu t’en vas, tu nous manqueras terriblement. Je reste pourtant là, parce que ma place est là, que notre place est là, malgré ce que tu sembles en penser, ensemble, tous les trois. Je ne sais quoi te dire pour que tu reviennes sur ta décision – tu es si têtu ! Sache simplement que si tu t’en vas, et que, plus tard, tu choisisses de revenir, nous t’attendrons, je t’attendrai, chaque jour avec la même espérance, avec la même foi.

— Adieu alors.

— Bonne bourre, ducon. T’es vraiment un chieur.

Artémise se jette dans mes bras, n’éclate pas en sanglots pour ne pas froisser la susceptibilité féministe de la lectrice du chapitre 36, pourtant le cœur y est :

— Fais attention à toi Tristan. Promets-le moi : fais bien attention à toi.

J’ai simplement souri : crevez ! vous ne me verrez pas non plus en larmes.

Ajout

Evil Skin, in Paris by night, toujours :

« Mais un jour, on en aura marre

On se remettra à marave

À coups d’pompe, à coups d’barre. »

Oui, je sais, j’anticipe. De quatre chapitres exactement.