Avertissement
Evil
Skin, in Paris
by night (à la fin) :
« Si
vous entravez que d’chi
À
tout ce que je vous dis
De
toute façon, je m’en fous
Cette
chanson n’est pas pour vous. »
Fin de l’avertissement
Digression
J’aurais
dû appeler ce chapitre digression : vous pouvez le passer en totalité.
Mieux, j’aurais dû ne pas l’écrire, et le remplacer par le simple mot fin, cela
m’eût évité de devenir chiant, ne dites pas non, même moi je m’emmerde.
Fin de la digression
Le lendemain, nous sommes reçus avec les honneurs dans
nos nouveaux locaux. Le camp entraîne simultanément dix commandos de vingt
hommes exclusivement français, enfin, exclusivement de l’armée française. La
plupart de ces groupes sont commandés par un lieutenant ou par un capitaine,
deux par un lieutenant-colonel, un seul, le nôtre, par un officier de haut
rang. Le cocasse de ma promotion fait que je suis l’égal hiérarchique du
commandant du camp, et, avec lui bien sûr, le plus haut gradé du casernement.
Probablement d’Astignac a-t-il compris que le seul moyen de me rendre
supportable l’institution militaire est de me soustraire absolument à la
hiérarchie, et, effectivement, l’ordinaire, comme ils disent, est grandement
supportable. J’ai une chambre individuelle, je mange correctement au mess, et
mon ordonnance s’occupe des autres détails de ma vie quotidienne. L’armée me
prend complètement en charge, libérant mon énergie entière (mais je n’en ai pas
besoin de tant, loin s’en faut) pour la formation dispensée par un
lieutenant-colonel bien jeune qui a sans doute appris à l’école militaire
beaucoup de choses que je ne sais pas, mais qui ne m’enseigne pourtant rien que
j’ignore et qui puisse m’être utile sur le terrain.
Digression
Evil Skin, in Paris by night :
« À
l’époque, c’était différent
Pour
être neusk’, fallait être fou
Mais
maintenant, plus besoin de braquer
Chez
Prisunic, ils achètent leurs Doc’s. »
Fin de la digression
Étonnamment
humble malgré son inexpérience patente de l’action réelle, rendu sincèrement
admiratif par le récit de nos exploits qui circule à l’intérieur du camp depuis
notre arrivée, naturellement déférent envers mon grade, c’est à peine s’il ne
s’excuse pas de gâcher notre temps à la moindre parole qu’il nous adresse, à
Bixente ou à moi. Chaque soir, nous faisons à Artémise le résumé des cours de
la journée, ainsi ne perd-elle pas grand-chose, rien d’ailleurs, puisqu’il n’y
a rien. Si, ce mortel ennui.
Digression
Malgré
ma fréquentation arriviste du monde merveilleux du show-business français, je
n’ai encore jamais, et ce n’est pas le moindre de mes ridicules, tenté la
cocaïne (décidément mon p’tit Vaquette, tu ne seras jamais reusta, pas même
auteur mondain qui tire à la ligne sur la “cé” pour signifier qu’il a pénétré
profond le monde merveilleusement hype du Queen ou des Bains). Mais bon, j’ai
lu Aguéev, laissé traîner mes oreilles, à défaut de mes narines, dans les
couloirs de Nova et de Paris Première, dans les poudriers de mes maîtresses, et
j’imagine un peu la « descente de coke », si détestable qu’on prend
encore une dernière ligne, juste une, pour la route, car après tant, tout paraît
peu.
Fin de la digression
Oui,
depuis mon arrivée à Londres, je traîne un sentiment de vide, de vacuité,
d’ennui, les honneurs aidant, de vanité aussi – le manque, déjà. Je ne suis
jamais content, je sais, mais j’ai choisi la lutte armée pour les mêmes raisons
qui me rendent peu à peu insupportable la vie militaire, jusqu’à ce sentiment
de quiétude pourtant si confortable. Oui, finalement, j’aime le confort, mais
je m’y sens mal, probablement ai-je peur de m’y perdre.
Digression
Et
puis, l’obéissance bête, l’ordre propre de la machine à tuer, son mensonge,
l’absence de choix individuel camouflée par un discours incessant sur le
sacrifice à des valeurs supérieures (à quoi ? à l’individu ?) que
chacun suit servilement et qu’il aurait suivi pareillement si les valeurs en
question avaient été l’exact contraire, l’irresponsabilité en faits, la
certitude aussi que la victoire est donnée, qu’elle est à prendre et non à
conquérir, qu’on est dans le bon camp, bien sûr, mais aussi dans le camp des
vainqueurs, l’absence d’héroïsme, même de courage, la lâcheté collective, la
médiocrité comme constante, comme fondement, parce qu’elle est humaine, parce
que la hiérarchie, partout, de tous temps, la favorise, oui, tout cela est bien
l’exact contraire de ce qui nous avait fait basculer dans la Résistance. Ainsi,
sans même avoir connu les dortoirs, la promiscuité vulgaire, les bites au
cirage, les concours du plus gros buveur de bière, les putes aussi, le rata de
seconde classe, les randonnées la nuit le sac à dos chargé de pierres, les corvées
de chiottes, la camaraderie pétomane, les pompes mains nues sur les graviers et
sur l’épaule la Ranger d’un adjudant alcoolique, j’éprouve, déjà en quelques
jours, un dégoût chevillé au plus profond de moi pour l’institution militaire.
Fin de la digression
Et
pourtant, au même instant – Vaquette, tu dis tout et son contraire ! – je
trouve ce vide, cette vacuité, cet ennui, ce confort aussi, cette
inconséquence, cette vanité surtout – mais là, cela n’étonnera personne – tout
à fait supportables, délicieux même. Sortir dans la rue sans voir en chacun un
ennemi, sans craindre à chaque pas d’être arrêté, de mourir, n’avoir plus rien
à faire aussi, ne rien faire, sans remords, être libre de toutes
responsabilités (lancer une grenade en plâtre sur une mitrailleuse en carton…),
de tous devoirs, de toutes contraintes – de la pression dirait-on dans un
séminaire consacré aux cadres et à leur stress – oui, ces luxes de la vie
militaire, encadrée, banale (je l’ai dit), je les savoure malgré tout avec
plaisir. Au sortir de la forêt, je rêve d’une plage où, seul, sous le soleil
exactement, allongé, dormant, mangeant quelques fruits dans l’attente
d’edernettes aux saris chamarrés, je goûterai enfin à la sérénité du Paradis
terrestre – l’Eldorado ?
Digression
Non,
ami lecteur. Je dis, ou semble dire, tout et son contraire, car je doute, et
que j’exprime ce doute, ne cherchant qu’à être fidèle, à ma pensée, et précis
aussi dans mes propos. Il n’y a là aucune absence de sincérité, c’est même,
scrupuleusement, l’exact contraire.
Fin de la digression
Les
jours passent dans ce néant. Je savoure ces conditions exceptionnellement
privilégiées que m’offre l’armée, me répétant chaque soir : qu’est-ce que
tu veux de plus ? avant de m’endormir, avec au ventre une douleur lancinante
et diffuse qui grandit de nuit en nuit, sans jamais disparaître au matin. J’ai
tenu pourtant, le plus longtemps possible, jusqu’à ce que la douleur au ventre,
de désagréable, devienne insupportable.
Mon
grade m’a alors interdit de réaliser mon fantasme de jeunesse
(garde-à-vous ; non) – tant pis. J’interromps simplement, sans le moindre
reproche de notre instructeur, un cours sur le plastic et son utilisation
couplé à un détonateur, pour parler à Bixente, et à Artémise que nous
rejoignons dans son bureau.
— Je
suis venu vous dire que je m’en vais.
— Tu
pars en mission, sans nous ?
— Non.
Je quitte simplement cette mascarade. Je rentre chez moi.
— Tu
plaisantes Vaquette ?
— Souvent.
Mais là, non.
— Tu
vas faire quoi ?
— Souffler,
lire, nager, guetter les neutrinos, enseigner le principe d’incertitude, que
sais-je ?
— Tristan,
que se passe-t-il ?
— Rien.
Tout. Essentiellement ? Nous ne sommes pas à notre place. Enfin, moi, je
ne suis pas à ma place. J’espère que vous non plus.
Digression
C’est
durant ces quelques jours que s’est imposée en moi l’évidence que toute cette
histoire, pour moi, était finie, devait finir. Je veux dire, et peut-être
vais-je trancher la question « Vaquette ? mégalomane, ou simplement
ambitieux ? », qu’ajouter quelques morts, des blessures, un nouvel
interrogatoire, des coffres-forts brisés ou des bunkers détruits, ne
m’apporterait rien, qu’il ne m’était pas objectivement possible d’aller plus
loin encore, que je n’avais plus rien à prouver, comme on dit vulgairement, ni
à moi, ni aux autres, ni, plus sûrement encore, à celui que j’étais, il y a
cinq, il y a dix, il y a vingt ans même. Oui, finalement comme toujours, j’ai
vécu ces quelques jours en Angleterre dans un mélange de doute sincère et
d’orgueil satisfait, et puis, de doute encore – no comment.
Fin de la digression
— Qu’est-c’tu déconnes ? T’es pas bien ici ?
Colonel !
— Non.
Tu sais pourquoi ? Parce que, pour ton colonel ironique, j’ai le pouvoir
de te coller trois jours au trou, capitaine, parce que tu as le devoir de me
parler au garde-à-vous, parce qu’il y a quelque temps, avant ton uniforme, tes
galons, le bout de ferraille sur ton cœur qui ne te quitte plus, tout ça, comme
moi, t’aurait fait vomir. Regarde.
Je lui
dresse le portrait de l’armée que j’ai ébauché lors de mon antépénultième
digression – comment ça ami lecteur ? Tu ne lis pas les digressions ?
— Et puis, c’est fini. Ouvrez les yeux, ce que nous
avions à faire, nous l’avons fait, comme personne n’aurait pu. Nous ne sommes
plus rien, des pions parmi d’autres qui vont à l’abattoir, du côté des
bouchers, suprême insulte. Nous ne sommes plus uniques, pas même vraiment
utiles. Que pouvons-nous encore espérer ? Mourir bêtement, par
malchance ? Monter en grade ? Faire carrière ? Collectionner les
médailles ? Gagner en pouvoir sur des subordonnés ? Tuer
encore ? Tirer profit d’une victoire certaine, presque facile ?
« À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire », nous dirait
d’Astignac.
Digression
Evil Skin, in Paris by night, encore :
« Écoutez
les petits nouveaux
Nous,
on n’a plus rien à prouver
Essayez
de faire ce qu’on a fait. »
Fin de la digression
— T’es bizarre depuis que t’es en Angleterre Vaquette.
C’est p’t-êt’ l’action qui t’manque. Tu rouilles.
— T’as raison. Après la guerre, passe me prendre pour
m’emmener chez le ferrailleur, je t’attendrai, je vous attendrai, avec pourtant
la peur que nous n’ayons plus rien à nous dire.
Digression
Et
puis, sans doute est-ce le plus important, le plus délicat surtout, ma relation
avec Artémise et Bixente se brise, se prostitue dans le quotidien. J’aurais
voulu dire cela avec moins d’emphase, surtout infiniment plus de précautions,
peut-être même demain écrirai-je l’exact contraire. Nous dînons chaque soir
ensemble, et cela se passe tout à fait bien, mais l’handicapé social que je
fus, que je persiste à être, malgré tout, a le regret d’un temps où nous étions
beaux dans l’extrême, justes, lorsqu’un seul geste commande une vie, qu’il est
infiniment plus précieux qu’une parole insignifiante, inconséquente – la
nostalgie, camarade.
Fin de la digression
— Écoute.
Écoute-moi Tristan. Tu as dû vivre durant ton interrogatoire des instants d’une
souffrance extrême, probablement indicible. Bixente a raison, depuis, c’est
comme si tu avais perdu ta joie, beaucoup de ta jeunesse, de ton inconséquence
tu dirais, comme si ton orgueil s’était teinté, pardonne-moi ce mot, je sais
que tu ne l’aimeras pas, peut-être même d’ailleurs est-il injuste, d’aigreur.
Tout cela va passer. Reste avec nous. Nous serons là, toujours. Ce n’est pas la
fin sais-tu ? C’est un commencement, une nouvelle aventure, encore un
défi. Cela devrait te ravir, t’enthousiasmer. Le portrait que tu fais de
l’armée – tu vois, moi, je lis tes digressions – est bien noir, amplement
exagéré, comme toujours avec toi, je ne le partage pas bien sûr, mais tu sais
comme moi que cela n’a aucune importance. Prends tout cela simplement pour ce
que c’est, de nouvelles règles, un nouveau jeu, c’est par les contraintes que
l’on progresse, tu le sais plus que tout autre. Accepte ce défi Tristan, mieux,
fais-le tien, gagne à la fin, comme toujours, avec nous si tu veux. Moi, je le
veux.
— Elle
a raison. Arrête de faire le con. Allez viens, on r’tourne faire joujou avec la
bombe en plastique du lieutenant-colonel, j’suis sûr que tu lui manques déjà.
T’as vu comment il t’regarde ?
— Capitaine !
Arrête. Je suis sérieux. Je m’en vais. Bien sûr, vous, vous faites ce que vous
voulez.
Digression
Et
pourtant, j’aurais tant voulu, que même absolument dans l’erreur, ils me
suivent fidèlement au bout du monde, aux Enfers même – tiens, c’est du Milton
encore, « Seul celui qui est descendu aux Enfers sauve la
bien-aimée » – pourquoi pas dans la mort ?
Fin de la digression
— Vous
restez, je suppose ?
— Tu
supposes bien, Vaquette. J’ai pas fait tout ça pour m’arrêter là, moi. J’ai
toujours autant envie de leur péter la gueule, et j’vais continuer à le faire,
n’en déplaise à môssieur le colonel.
— Tristan.
Nous nous sommes engagés dans un combat que nous nous devons de mener à son
terme. Ne disais-tu pas cela toi-même ? Tu sais bien, moi je sais, que si
tu t’en vas, tu nous manqueras terriblement. Je reste pourtant là, parce que ma
place est là, que notre place est là, malgré ce que tu sembles en penser,
ensemble, tous les trois. Je ne sais quoi te dire pour que tu reviennes sur ta
décision – tu es si têtu ! Sache simplement que si tu t’en vas, et que,
plus tard, tu choisisses de revenir, nous t’attendrons, je t’attendrai, chaque
jour avec la même espérance, avec la même foi.
— Adieu
alors.
— Bonne
bourre, ducon. T’es vraiment un chieur.
Artémise
se jette dans mes bras, n’éclate pas en sanglots pour ne pas froisser la
susceptibilité féministe de la lectrice du chapitre 36, pourtant le cœur y
est :
— Fais
attention à toi Tristan. Promets-le moi : fais bien attention à toi.
J’ai
simplement souri : crevez ! vous ne me verrez pas non plus en larmes.
Ajout
Evil Skin, in Paris by night, toujours :
« Mais
un jour, on en aura marre
On
se remettra à marave
À
coups d’pompe, à coups d’barre. »
Oui, je sais, j’anticipe. De quatre chapitres
exactement.