— « La
vraie mesure d’un homme, c’est sa capacité à refuser ce que les autres prennent
pour désirable », Jean-Edern Hallier, toujours.
Il nous dit ça d’un ton complice, presque sympathique,
un rien paternaliste. Il est détendu, ouvert, manifestement ravi d’être avec
nous, de s’afficher à nos côtés. Il nous reproche encore notre esclandre, mais
sur un ton qui infirme sensiblement ses propos, où la réprobation trahit mal
l’estime, l’admiration même, peut-être absolument feinte, auquel cas il ment
bien. Autour d’un verre, avec un sérieux retrouvé, il évoque notre avenir
proche.
— Le débarquement, puis la bataille de France sont
imminents. Il va sans dire que nous avons plus que jamais besoin d’hommes, et
de femmes comme vous. À tout autre, j’aurais simplement remis un ordre de
mission, mais nous sommes liés par un pacte, n’est-ce pas colonel ?
Je
souris :
— Colonel ?
— Oui,
malgré votre jeune âge, c’est bien désormais votre grade. « Aux âmes bien
nées, la valeur n’attend point le nombre des années. » Donc, nous avons
passé un pacte, un accord de liberté, de responsabilité réciproque qui m’oblige
à vous demander d’accepter de rejoindre l’armée régulière, dans une section
d’élite naturellement. Vous continuerez à réaliser, à réussir, les opérations
d’éclat dont vous êtes coutumier, l’uniforme et notre soutien logistique en
plus.
— La
hiérarchie aussi, les ordres, l’obéissance.
— Oui, colonel. Nous sommes parvenus à un moment de la
guerre où tout cela est inévitable pour des raisons d’efficacité et de
cohérence que, même vous, vous ne pouvez ignorer. Vos actions individuelles et
incontrôlées n’ont plus le moindre sens. Et puis, n’oubliez pas vos grades, les
ordres qui semblent vous terroriser vous qui pourtant n’avez peur de rien, ils
ne pourront venir que de très haut, de moi en fait, et n’auront pour but que de
coordonner nos actions, dans l’intérêt de tous. Sur le terrain, rien ne
changera, vous serez absolument libres, et responsables, c’est bien ce que vous
désirez, non ? Des objections ?
Il
n’attend pas notre réponse :
— Pratiquement,
colonel Vaquette, vous serez, secondé par le capitaine Majakovic, à la tête
d’une unité d’une vingtaine d’hommes. Les forces combattantes n’admettant pas
les femmes dans leurs rangs, le capitaine Legrand sera affectée aux services
administratifs de l’armée, mais j’ai veillé personnellement à ce qu’elle soit
détachée exclusivement auprès de votre commando au titre d’agent de liaison, ce
qui, dans la pratique, la rendra présente à vos côtés de façon quasi permanente
lors de la préparation de vos opérations.
— Mais
pas des combats, n’est-ce pas ? C’est discriminatoire et scandaleux,
général, j’appelle à l’instant Isabelle Alonso. Plus sérieusement, c’est
inacceptable.
— Il
est vrai qu’en matière de scandale colonel, vous êtes d’une rare compétence. De
toute façon, vous m’avez insuffisamment entendu. Le règlement interdit la
présence des femmes dans les unités combattantes. Pourtant, si une arme venait
à se retrouver entre les mains du capitaine Legrand, et que, présente de fait à
vos côtés, elle soit amenée à en faire usage dans l’intérêt de votre mission,
et conséquemment de la patrie, nul, surtout pas moi, n’y trouverait à redire.
L’heure n’est pas à l’application pointilleuse du règlement, l’heure est au
combat, à la victoire. Quant à changer les règles et l’organisation entière de
l’armée française jusqu’à construire partout des casernements distincts pour
les femmes dans le seul but de complaire au caprice du plus jeune colonel de
France, dût-il être un héros couvert de médailles, je vous le dis amicalement,
cela n’est pas même envisageable. Méditez donc cette maxime de Napoléon Ier :
« Plus on est grand et moins on doit avoir de volonté ; l’on dépend
des événements et des circonstances. »
— Vous
dites tout et son contraire !
— Non,
je vous veux simplement plus grand encore, et partant, dans certaines
circonstances, un peu moins volontaire. Quant à me reprocher cela, vous êtes
bien mal placé, vos lecteurs vous le signaleront d’ailleurs dans tout juste un
chapitre.
— Pardonnez-moi,
mais ce n’est pas du tout la même chose. Vous, quant à la volonté puisqu’il
s’agit de ça, vous ne pensez finalement rien, et adaptez manifestement votre
discours au gré des circonstances, au gré de votre strict intérêt.
À mon
grand étonnement, il éclate de rire :
— Vous
ne changerez donc jamais ! Tant mieux, je préfère encore cela. Malgré
tout, je n’ai pas le pouvoir de bousculer par ma seule volonté l’édifice
réglementaire de l’institution militaire. Je m’en excuse humblement, n’en
doutez pas, aux pieds du bientôt légendaire colonel Vaquette. C’est
assez ?
— Écoute, Tristan, il a raison. On ne peut pas briser
tout, à chaque instant, la société n’y résisterait pas. Il nous faut l’accepter
globalement pour ce qu’elle est, comme elle est. Et puis, puisque le général
nous le suggère, ce que nous ne pourrons pas faire dans le strict cadre
réglementaire, nous le ferons aussi bien, mieux même, n’est-ce pas ce que tu
m’as appris ? en dehors de tout règlement. Pour nous, tu vois, cela ne
changera rien.
— Bien.
Poursuivons. Voici vos ordres de mission. Vous partez demain pour un camp
d’entraînement en Angleterre où l’on vous enseignera durant un mois ce que vous
ignorez peut-être encore des techniques commando et de l’organisation
militaire.
Il nous
tend des papiers :
— Nous
sommes d’accord ? Je peux compter sur vous ?
— Oui,
mon général. J’espère que nous serons dignes de la confiance que la France
place en nous.
— Pareil
général. Ça me va.
— …
— Colonel ?
— …
C’est bon, c’est d’accord.
Pourquoi
j’ai dit ça ? pourquoi j’ai dit oui ?
Ajout
Pourquoi ?
Probablement par lâcheté, parce qu’un « non » eût été plus difficile
à dire.