Une
semaine après notre arrivée, nous sommes conviés à une grande réception à
l’ambassade de France, réception dont nous sommes les héros, la principale
motivation, et le centre d’intérêt. Grand-messe collective présidée par de
Gaulle en personne avec la présence de très hauts responsables militaires
britanniques, elle a pour but de décorer ou de promouvoir une cinquantaine de
combattants de la Résistance et des Forces françaises libres. Le salon
d’apparat gigantesque, merveilleusement meublé, est aménagé pour l’occasion en
vingt rangées de dix fauteuils séparées en leur moitié par une allée centrale.
Le tout est dominé par une estrade où trôneront les personnalités les plus importantes.
Moi (oui ! je sais), Artémise et Bixente, nous
arrivons ensemble et sommes immédiatement accueillis chaleureusement par
d’Astignac. Il me félicite, me dit son admiration, demande des nouvelles de mon
état physique, de celui d’Artémise, me plaint, se réjouit pour elle, admet
qu’ils ont eu raison de venir me chercher, sous-entend qu’il l’a toujours
pensé, malgré tout, s’excuse enfin de ne pas avoir trouvé le temps d’une visite
depuis notre retour – mais je sais tout, j’ai suivi vos exploits. Son enthousiasme
a l’air sincère, c’est gentil. Il nous explique ensuite la procédure
protocolaire. La rangée de fauteuils de gauche est réservée aux officiels,
celle de droite, à nous, les héros, les médaillés, les promus, à l’exception
toutefois de ceux récompensés à titre posthume. Il n’omet pas bien sûr de
préciser que nous sommes placés au premier rang, que nous serons décorés et
promus en dernier, enfin, presque, la cérémonie se clôturant par sa nomination,
à lui, au rang de général de corps d’armée.
Digression
Bien
sûr, tu remarqueras, ami lecteur, que, si nous sommes à droite, pour nous, pour
les officiels qui nous regardent, nous sommes à gauche. Ceux qui ont fait latin
à l’école apprécieront.
Fin de la digression
Chacun entre, se dirige vers sa place, nous traversons
l’allée centrale, tous nous regardent. L’ambiance est studieuse, scolaire, très
remise de prix d’excellence, de bonne conduite, ridicule – je ne suis jamais
content. Eh bien si, je suis content, j’aime ça, bordel, je savoure. Je me dis,
à l’oreille, « Tu nages en pleine vanité », me réponds, « Ta
gueule Vaquette, profite. »
Nous arrivons, il reste quatre places libres, la
cinquième étant occupée par Stéphane. Il se lève, me lance un grand sourire, me
tend la main :
— Bonjour
Vaquette. Content de te voir.
Je
souris. Je suis soudain léger, si léger que je vole, je plane au-dessus du
monde, à la frontière de la quatrième dimension. Presque hilare, je tends la
main :
— Monsieur Victor ! Attention, ne serre pas trop
fort, sans les ongles, la main est douloureuse.
Il
prend un air affligé, fait ça très bien.
— J’ai
appris. Désolé pour toi.
Je
souris, toujours.
— Tu
peux.
Il ne
relève pas.
— Bravo
aussi pour la mission. Tout seul. Grand. Top miracle.
— No
moule. Cool ma poule. Trop facile. Ça roule. Le miracle, sois-en absolument
certain, c’eût été de réussir quelque chose avec toi, ne serait-ce que le vol
d’un Carambar à la boulangerie des Minguettes.
« J’ai très très bien connu une fille (moi) »
qui utilisait souvent l’expression « perdre ses bas ». C’est ça,
exactement, il perd ses bas, dans une réception à l’ambassade de France à
Londres. Il cherche à garder sa contenance, mais il ne pense qu’à trois
choses : j’ai chaud, je dois être tout rouge, tout le monde me regarde. Je
le dévisage :
— Nos amis allemands ne m’ont pas menti. Maillard ne t’a
pas trop abîmé, pas du tout en fait.
— Qu’est-ce
que tu veux dire par là ?
— Rien.
Je ne veux rien dire. Je ne dis rien. Je suis français, je ne parlerai pas.
Moi.
Ses jarretelles ont définitivement craqué. Les bas aux
chevilles, il s’en sort finalement plutôt bien. Vienne le temps des mondanités,
il y sera bientôt plus à l’aise que dans la lutte armée. Il se retourne vers
Artémise et Bixente qui nous regardent, de glace, depuis le début de notre
conversation, leur tend la main avec un sourire retrouvé. Eux, restent
immobiles. Bixente le dévisage à son tour, droit dans les yeux, longuement, lui
tend alors la main, le poing fermé, directement dans la tête.
D’abord,
Stéphane s’écroule, puis, on entend un grand murmure (de stupeur ? de
réprobation ?), puis, plus rien, le silence. D’Astignac nous rejoint, et,
à mi-voix, poliment, nous demande de sortir avec lui, tous les quatre. Nous
sommes polis. Nous sortons.