Chapitre 32
:
Suis-je un homme libre ?

Je suis dehors

Je suis dehors. Il fait nuit. Je suis libre.

Digression

Richard Desjardins :

« C’est-tu pour ça qu’les gens honnêtes

qui suivent la loi le nez dans l’cul,

y rentrent dedans pour disparaître ?

M’as mett’un homme là-d’ssus.

Suis-tu un homme libre ou bien un bum perdu ? » (un bum, c’est, disons, un demi-sel, une petite frappe, une caillera, en québécois.)

Fin de la digression

Je suis libre ? Vous y croyez ? Moi, pas vraiment. Je m’attends à être repris, dans une minute, dans une heure, accompagné à la salle d’interrogatoire par un rire énorme : maintenant, tu vas parler. Pourtant, épuisé, affamé, le corps mutilé, scarifié, stigmatisé, encore à sa douleur, sans volonté surtout – oui, vous avez bien lu, sans volonté surtout –, je me dirige droit vers mon domicile, sans savoir si je suis suivi, sans chercher à semer quiconque. Je rentre chez moi, un chez-moi dévasté où tout gît à terre, renversé, fouillé, brisé. Je ferme la porte et continue ma marche en ligne droite pour pénétrer dans la cuisine, avale tout ce qui me passe à portée de main, bois aussi, de l’eau, beaucoup. Au sol, une horloge indique 10 heures, je m’écroule sur le lit.

Quand je me réveille, il fait jour, la pendule semble fonctionner, elle marque 2 heures. Je pue. J’ai mal. J’ai pourtant dormi seize heures sans interruption, sans cauchemar. La porte d’entrée est toujours fermée, je suis seul. Je mange, me douche, réfléchis.

Pourquoi m’a-t-on libéré ? Pour m’arrêter de nouveau et provoquer un choc propre à me faire parler ? Pour me suivre et découvrir des lieux, des complices ? Pour me « griller » (s’il est dehors, c’est qu’il a dû se mettre à table) et faire porter la responsabilité de ma liquidation à la Résistance ? À moins, bien sûr, qu’il ne s’agisse tout simplement ( ?) de la tocade sincère d’un personnage improbable sorti droit d’un roman impossible.

Quoi faire à présent ? Artémise et Bixente sont à Londres, je l’espère, ou dans la clandestinité. Quant au maquis où j’ai rencontré d’Astignac, s’il n’a pas été évacué de lui-même, il y a fort à parier que Stéphane l’a dénoncé. Finalement, cette dernière question répond peut-être partiellement à la première : seul, sans arme, sans aucun contact, dans un état physique dégradé, je ne suis plus un réel danger pour les Allemands. Peut-être même ont-ils gagné, malgré moi.

Je regarde mon visage défiguré dans la glace, je souris. Oui, ils ont gagné, mais leur victoire n’aura pas duré vingt-quatre heures. Le sommeil, la liberté, dût-elle sembler provisoire, m’ont fait un bien fou, je retrouve intacte la volonté qui la veille m’avait tout à fait abandonné. Première chose : partir. Couper les pistes s’ils comptent me suivre, entrer dans la clandestinité, ailleurs. Ensuite, on verra. Probablement chercher à regagner Londres pour obtenir des nouvelles d’Artémise et de Bixente. Je sors, avec pour seule arme un couteau de cuisine. J’ai dans la tête un parcours, un certain nombre d’endroits (magasins à double entrée, cafés dont les toilettes donnent sur une ruelle ou sur les toits, lieux de rencontres souvent bondés…) propices à semer d’éventuels poursuivants. Je regarde à droite, à gauche, commence à marcher. Je m’arrête devant une vitrine, tourne la tête vers le trottoir d’où je viens, personne semble-t-il. À cet instant, dans mon dos, un bruit violent me fait sursauter, un bruit de pneus qui dérapent. Je me retourne, une grosse voiture noire s’arrête à un mètre de moi, je serre le couteau dans ma poche, la porte arrière s’ouvre, les tripes me remontent dans la gorge, en un instant, je revois mes sept jours de torture, pire, je les ressens. Je sors le couteau – ils ne m’auront pas vivant – entends « Monte Vaquette, vite », mes tripes redescendent, je saute dans la voiture, le conducteur démarre en trombe, je claque la portière.

Artémise me tend un pistolet-mitrailleur. Je le saisis, l’arme, la regarde, souris, l’abats froidement. Je force Bixente à stopper, et, dès que le véhicule s’immobilise, je le crible de balles à son tour, puis l’achève d’une décharge en pleine tête. Oui, il a raison Doktor Ickx, me voici libre, plus libre, un peu plus détaché, de quoi ? de rien, il n’y a rien, il n’y a plus rien, je suis comme lui à présent, plus tôt qu’il n’aurait pu le croire.