Je suis
dehors. Il fait nuit. Je suis libre.
Digression
Richard
Desjardins :
« C’est-tu
pour ça qu’les gens honnêtes
qui
suivent la loi le nez dans l’cul,
y
rentrent dedans pour disparaître ?
M’as
mett’un homme là-d’ssus.
Suis-tu
un homme libre ou bien un bum perdu ? » (un bum, c’est, disons, un
demi-sel, une petite frappe, une caillera, en québécois.)
Fin de la digression
Je suis libre ? Vous y croyez ? Moi, pas
vraiment. Je m’attends à être repris, dans une minute, dans une heure,
accompagné à la salle d’interrogatoire par un rire énorme : maintenant, tu
vas parler. Pourtant, épuisé, affamé, le corps mutilé, scarifié, stigmatisé,
encore à sa douleur, sans volonté surtout – oui, vous avez bien lu, sans
volonté surtout –, je me dirige droit vers mon domicile, sans savoir si je suis
suivi, sans chercher à semer quiconque. Je rentre chez moi, un chez-moi dévasté
où tout gît à terre, renversé, fouillé, brisé. Je ferme la porte et continue ma
marche en ligne droite pour pénétrer dans la cuisine, avale tout ce qui me
passe à portée de main, bois aussi, de l’eau, beaucoup. Au sol, une horloge
indique 10 heures, je m’écroule sur le lit.
Quand
je me réveille, il fait jour, la pendule semble fonctionner, elle marque 2
heures. Je pue. J’ai mal. J’ai pourtant dormi seize heures sans interruption,
sans cauchemar. La porte d’entrée est toujours fermée, je suis seul. Je mange,
me douche, réfléchis.
Pourquoi m’a-t-on libéré ? Pour m’arrêter de
nouveau et provoquer un choc propre à me faire parler ? Pour me suivre et
découvrir des lieux, des complices ? Pour me « griller » (s’il
est dehors, c’est qu’il a dû se mettre à table) et faire porter la
responsabilité de ma liquidation à la Résistance ? À moins, bien sûr,
qu’il ne s’agisse tout simplement ( ?) de la tocade sincère d’un
personnage improbable sorti droit d’un roman impossible.
Quoi
faire à présent ? Artémise et Bixente sont à Londres, je l’espère, ou dans
la clandestinité. Quant au maquis où j’ai rencontré d’Astignac, s’il n’a pas
été évacué de lui-même, il y a fort à parier que Stéphane l’a dénoncé.
Finalement, cette dernière question répond peut-être partiellement à la
première : seul, sans arme, sans aucun contact, dans un état physique
dégradé, je ne suis plus un réel danger pour les Allemands. Peut-être même ont-ils
gagné, malgré moi.
Je regarde mon visage défiguré dans la glace, je souris.
Oui, ils ont gagné, mais leur victoire n’aura pas duré vingt-quatre heures. Le
sommeil, la liberté, dût-elle sembler provisoire, m’ont fait un bien fou, je
retrouve intacte la volonté qui la veille m’avait tout à fait abandonné.
Première chose : partir. Couper les pistes s’ils comptent me suivre,
entrer dans la clandestinité, ailleurs. Ensuite, on verra. Probablement
chercher à regagner Londres pour obtenir des nouvelles d’Artémise et de
Bixente. Je sors, avec pour seule arme un couteau de cuisine. J’ai dans la tête
un parcours, un certain nombre d’endroits (magasins à double entrée, cafés dont
les toilettes donnent sur une ruelle ou sur les toits, lieux de rencontres
souvent bondés…) propices à semer d’éventuels poursuivants. Je regarde à
droite, à gauche, commence à marcher. Je m’arrête devant une vitrine, tourne la
tête vers le trottoir d’où je viens, personne semble-t-il. À cet instant, dans
mon dos, un bruit violent me fait sursauter, un bruit de pneus qui dérapent. Je
me retourne, une grosse voiture noire s’arrête à un mètre de moi, je serre le
couteau dans ma poche, la porte arrière s’ouvre, les tripes me remontent dans
la gorge, en un instant, je revois mes sept jours de torture, pire, je les
ressens. Je sors le couteau – ils ne m’auront pas vivant – entends « Monte
Vaquette, vite », mes tripes redescendent, je saute dans la voiture, le
conducteur démarre en trombe, je claque la portière.
Artémise me tend un pistolet-mitrailleur. Je le saisis,
l’arme, la regarde, souris, l’abats froidement. Je force Bixente à stopper, et,
dès que le véhicule s’immobilise, je le crible de balles à son tour, puis
l’achève d’une décharge en pleine tête. Oui, il a raison Doktor Ickx, me voici
libre, plus libre, un peu plus détaché, de quoi ? de rien, il n’y a rien,
il n’y a plus rien, je suis comme lui à présent, plus tôt qu’il n’aurait pu le
croire.