Je l’ai déjà écrit chapitre précédent, on ne s’habitue
pas. Moi qui avais espéré la torture comme l’instant où cesse la peur, je
m’étais durement trompé. J’avais cru la connaître, avec constance, elle était à
présent infiniment plus terrible, avant (je ne veux pas y aller), pendant (je
veux que cela cesse), après (je ne veux pas y retourner). Je n’envisageais
raisonnablement que trois issues possibles, avec pour seule préférence celle
qui surviendrait le plus vite. Crever pendant un interrogatoire. Être exécuté
en désespoir de cause (combien cela pouvait-il bien durer avant qu’ils ne se
lassent ? une semaine ? un mois ?). Être libéré par Artémise et Bixente.
Après tout, nous les avions déjà attaquées, ces salles, pour en libérer
d’autres – bordel, vous foutez quoi, faignants ?
La porte de ma cellule s’ouvre, un garde entre, détache
ma chaîne accrochée au mur. Depuis le deuxième jour et ma première tentative
d’évasion stoppée in extremis par un coup de crosse au visage alors que je m’étais
déjà emparé de l’arme de l’un de mes geôliers, on ne me retire plus, ni mes
menottes attachées dans le dos, ni mes fers aux pieds, ni la chaîne qui les
relie l’un à l’autre et qu’on ne détache du mur de ma cellule que pour la fixer
à celui de la salle d’interrogatoire. Je sors, tourne à droite, par habitude,
comme un ultime défi qui semble dire : je peux encore marcher tout seul.
C’est l’instant où la peur devient encore un peu plus vive, à en devenir fou,
ou presque.
— Non,
tu vas par là aujourd’hui.
Enfin ! enfin cela va finir, ils vont me tuer. Nous
marchons dans le couloir, dix mètres. Un des Allemands de mon escorte ouvre une
porte, un autre me pousse à l’intérieur d’une pièce, grande, richement meublée,
des barreaux aux fenêtres. Derrière un bureau Empire, un officier sanglé dans
un uniforme noir, celui de la Gestapo, la quarantaine, la tête entièrement
rasée, se lève pour m’accueillir, me désigne une chaise de l’autre côté de la
table, et, en français, avec un très léger accent, probablement allemand,
m’invite à m’asseoir. Il se présente (Doktor Ickx), m’offre une
cigarette :
— Vous
fumez ?
— Non.
Ça fait mourir jeune.
— Vous
êtes plein d’esprit.
— Je
suis français.
— Vous
ne parlerez pas, je sais.
— C’est
agaçant, non ?
— C’est
une torture comme une autre.
—
Écoutez, le jeu du gentil flic et du méchant flic, vous pouvez le garder, je le
connais, j’ai déjà lu la scène qui va suivre dans Un homme en harmonie.
Je croyais être ici pour fait de guerre, pour terrorisme si vous préférez, pas
pour plagiat.
— Rassurez-vous, le roman de Fajardie est recommandable,
et je ne doute pas que vous le recommandiez, mais c’est une insulte
personnelle. Je suis infiniment différent du personnage de Dienst. Vous n’allez
pas tarder, j’espère, à vous en rendre compte.
—
Pourquoi ? C’est un jeu nouveau, le méchant flic et le méchant flic ?
— Vous
préférez les gentils ?
— Oui.
— Comme
le monde doit vous être insupportable ! Depuis votre arrestation, monsieur
Vaquette, j’ai eu tout le loisir de compléter les renseignements que nous a
fournis sur vous Stéphane Pipard, Victor Hugo si vous préférez – vous ne saviez
pas ? Avant d’être libéré la nuit même de son arrestation dans un état
physique beaucoup plus satisfaisant que le vôtre, il s’est montré très
coopératif, sans que nous ayons eu besoin de notre côté d’être trop persuasifs.
Le brigadier Maillard est violent, n’est-ce pas ? Malgré sa corpulence, il
est petit, minable, sadique sans grandeur, certain d’avoir raison comme tous
les imbéciles, s’absolvant par les paroles de la mesquinerie que vous devez
tant connaître : « Il l’a bien cherché, salaud, comme il l’a
mérité. » Il est banal, commun, vulgaire, atrocement, pas même efficace
faut-il croire sur votre seul cas. Vous voyez, nous partageons des dégoûts.
— Les
miens sont plus larges. Ils vont à vos idées, aussi à ceux qui font endurer aux
autres ce qu’ils n’accepteraient pas pour eux-mêmes.
— Vous vous
trompez sur moi, je vous l’ai d’ailleurs déjà signifié. Je ne suis pas nazi –
ça vous étonne ? Non, je ne pense pas qu’on juge un homme, a priori, à sa
race, mais mon mépris lucide va à l’humanité tout entière. Qu’on en tue déjà
quelques-uns, avant de les tuer tous, un bout du chemin sera fait, et tant pis
si parmi tant d’êtres serviles, incapables de vivre debout, en humain, il en
est un qui possède une quelconque valeur – votre très chère Valeur ! –
lui, il ne perd rien, le monde l’aurait de toute façon broyé, il y gagnera
peut-être même quelques armes pour mieux lui résister – « Tout ce qui ne
tue pas rend plus fort », n’est-ce pas ? Non, je ne pense pas que
l’individu soit au service de la société, pas plus d’ailleurs que la société au
service de l’individu. Moi, je suis à mon service, exclusivement. J’utilise les
hommes, si je peux, comme j’utilise la terre et les bêtes pour me nourrir.
J’utilise les hommes comme tous utilisent tous, dès qu’ils le peuvent. Bien
sûr, vous, les gens pour qui vous œuvrez du moins, voudriez que cela se fasse
de façon moins ostensiblement barbare. C’est la forme qui vous choque. Quant au
fond, la nature humaine est, partout, toujours la même. On veut tous la même
chose, non ? Moi, je le prends, brutalement. Vous parlez de mensonge,
beaucoup, souvent – vous voyez ? mon dossier est complet – qui ment ?
N’est-ce pas ceux qui attendent qu’on leur donne, oh ! pas tout, surtout
pas tout ! mais juste un peu de leurs désirs, comme un simulacre de vie,
sans se salir les mains, sans supporter jamais la moindre responsabilité, sans
faire preuve de la moindre volonté, du moindre courage pour l’obtenir ?
Qui ment ? N’est-ce pas ceux qui bientôt prendront tout, tout ce qu’ils
peuvent du moins, mais pas brutalement, non, ou alors que ça ne se voie pas,
pas trop, que, surtout, cela ne se dise pas, non, faire, oui, mais taire,
toujours, ou alors dire de façon poétique – n’est-ce pas ? –
édulcorée : faire autant, mais dire moins. Non, je ne suis pas nazi. Leurs
idées, leur chef, leur uniforme, leur race – je ne suis même pas allemand –, je
n’ai aucune sympathie pour cela. Mais, et cela nous l’avons en commun, je le sais,
je l’ai tout de suite su en vous voyant, je ne suis pas fait pour vivre en un
monde calme, un monde de paix, un monde pacifié, poli, policé, un monde de
contraintes, de règles, de lois, un monde de demi-mesures où l’on est sûr de
conserver sa vie, et pourquoi ? pour être tout aussi certain de la perdre.
La devise du fascisme italien est celle-ci : « Plutôt un seul jour
lion qu’une vie entière de mouton. » La forme est ridicule, je sais, mais
ne partageons-nous pas essentiellement cela ? Osez dire que j’ai tort.
Non, je ne fais pas subir aux autres ce que je n’accepterais pas pour moi-même.
Torturez-moi, je répéterai avec le même courage, le même orgueil, la même
constance que vous – aujourd’hui, je ne doute plus de moi, soyez certain – oui,
je répéterai, comme vous, presque comme vous : je suis moi, je
n’appartiens qu’à moi, je ne parlerai pas. Comme vous avez raison, la phrase de
l’imposture, de tous les reniements, est « la fin justifie les
moyens ». Quelle fin ? Il n’y a rien. Si, peut-être moi, pour moi,
dites vous, pas grand-chose, n’est-ce pas ? Ne répondez pas, ce n’est pas
une coquetterie. Qui ment ? Nous sommes de la même race. Vous êtes un
héros, un homme rare aussi, mais c’est vous
qui mentez, peut-être moins, à la marge, que les autres, mais ce n’est pas suffisant. Vous voulez donc
mourir ? Vous voulez mourir pour que d’autres qui ne vous valent pas, qui
ne vous ont jamais valu, qui ne vous vaudront jamais, qui attendent patiemment votre
mort pour sortir de leur trou et vous honorer, puissent vivre librement,
c’est-à-dire à leurs yeux, abdiquer la liberté pour le confort ?
Mensonge ! Vous ne serez ni heureux, ni malheureux, ni fier, ni déçu, vous
serez simplement mort. Vous voulez crever par amour de l’humanité ? C’est
cela ? Vous vous êtes levé avec la conscience d’être supérieur, infiniment
supérieur à vos contemporains, avec la volonté de le prouver, de vous le
prouver, de leur prouver aussi. Votre amour de l’humanité n’est qu’un leurre,
vous vous aimez, vous, et vous avez raison. Le reste est mensonge.
— Oui,
j’agis par simple égoïsme, ou plutôt, par égoïsme compliqué. On ne transcende
jamais l’égoïsme, je vous l’accorde, dire le contraire est un mensonge, c’est
vrai, une bêtise même, un manque de lucidité que j’allais dire délétère,
décidément toujours par souci littéraire, mais plutôt bien souvent salvateur,
oui, on ne transcende jamais l’égoïsme, en revanche, on peut le domestiquer.
Vous avez tort. L’homme, et pour cela il est homme, ne se satisfait pas
simplement de la réalisation de ses désirs immédiats, il est en lui quelque
chose de plus élevé, de plus pervers si vous préférez, qui peut le conduire à
obérer son présent, ses plaisirs, ses joies, pour une satisfaction infiniment
plus grande – je l’appellerai bonheur.
—
Quelle grandiloquence pour dire un tel mensonge ! Vous méprisez les gens,
non ?
— Oui.
— Et pourtant, vous faites tant pour qu’ils vous aiment.
— Pour
qu’ils m’admirent, disons.
— Pour
qu’ils vous aiment, parce que vous êtes trop lâche pour vivre comme on doit
vivre : libre, et partant, seul.
—
Admettons. J’ai une faiblesse, c’est de vouloir être aimé, mais pas n’importe
comment, pas par n’importe qui.
— Pas
n’importe comment peut-être, mais par n’importe qui. Ouvrez les yeux.
Regardez-les. Vous mentez. Faiblesse est joli, appelez ça une névrose.
— Eh bien oui. Je suis humain. Remarquez, je n’ai pas
dit, je ne suis qu’humain. Jeune, je rêvais d’être cet homme libéré des
passions, presque un robot. Aujourd’hui, j’en ai peur, si vous saviez. Votre
fantasme d’un homme lucide, consciemment dirigé par sa seule volonté, son seul
intérêt, ce fantasme est encore humain, passionné si vous préférez. Qui
ment ?
— Ai-je
jamais nié ma nature humaine ? Suis-je un chien ? Ai-je jamais pensé
que le bonheur se résumait à « tirer les gonzesses, et gagner du poignon » ?
Ne vais-je pas tout droit vers l’abîme ? Avec honnêteté, même si le mot
vous choque. Et vous, vers quoi allez-vous ? Des relations humaines, bien
sûr avec un rapport social que vous construisez favorable à votre nature, mais
pourtant, avec des compromis, toujours, des renoncements bientôt. Moi, j’ai
choisi la mort, vous avez choisi la vie, disons que le mensonge est
naturellement là.
— Non.
Je crois qu’on peut vivre, se confronter au monde, à sa réalité, gagner
sûrement sur eux des succès bien réels, et conserver pourtant une intégrité
rigoureuse et intacte.
— Vous
êtes jeune. Avec les qualités de cet état. Avec ses ridicules aussi. Vous
gagnez toujours à la fin ? Je crains pour vous de lire les dernières pages
de ce livre. Le monde ne vous a pas assez déçu ? Patience. Vous finirez
comme moi. Je vous le souhaite du moins.
Il appelle, dit quelques mots en allemand, on m’enlève
ma chaîne, mes menottes, mes entraves.
— On va vous
raccompagner. Dehors. Vous êtes libre. Insuffisamment à mon goût.