Mon
réveil est merveilleux. La caresse de l’eau sur ma tête me rappelle
l’entraînement.
Digression
À
la section des maîtres (troisième âge, ou presque) de Maisons-Alfort
(championne du monde tout de même, eh oui !) – je peux faire une
digression dans la digression ? Oui. Digression dans la digression. J’ai
eu pour entraîneur, dans un autre club d’ailleurs, Frédéric Dutilleux, multiple
champion de France et finaliste du cinquante et du cent mètres nage libre. Un
jour, il m’a confié la phrase qu’il détestait le plus au monde : je n’ai
rien à perdre. Moi, ajouta-t-il, lors d’une compétition dite mineure,
justement, j’ai tout à perdre, puisque je dois gagner – vaquettien, non ?
Fin de la digression dans la digression. À la section des maîtres de
Maisons-Alfort, donc, la veille des compétitions, afin de conserver le muscle
reposé pour le lendemain, nous faisions de la sophrologie. Mentalement, nous
visualisions le plongeon, l’entrée dans l’eau, sa caresse (c’est là que je
voulais en venir) sur les mains, les bras, la tête, le corps, les jambes,
jusqu’aux pieds (oui, ça durait une heure quand même).
Fin de la digression
Les
bras tendus devant moi, la tête dans le prolongement du corps pour minimiser
les frottements, j’ondule vers la surface. L’air me manque, j’accélère
l’ondulation. J’étouffe, je relève la tête – je sais, il ne faut pas – la
surface est bien là, pourtant inaccessible. Je reprends conscience,
brutalement, j’ai peur, un bref instant, puis deux soulagements m’envahissent
malgré moi : c’est la fin, d’abord, la fin d’une attente dévorante, d’une
peur constante depuis bientôt quatre ans, et puis, aussi, je vais enfin savoir,
savoir si je tiens.
Digression
Au
cœur de la forêt profonde, j’avais semble-t-il découvert un endroit où les
arbres étaient plus noirs, le vent plus violent, le froid plus glacial, les
marais plus profonds. À l’entrée, trônait une pancarte un peu branlante
surmontée d’un corbeau, d’un vautour, de quelques chauves-souris, du cadavre
d’un rat aussi, et sur laquelle était inscrit : « Bienvenue, vous
pénétrez dans une zone non sécurisée (port du badge obligatoire), pitts-bulls
piégés, gorgones à treize têtes, Ulysse 31 », puis, en dessous, en
caractères infiniment plus petits : « Arrivée. »
Fin de la digression
Les
poumons me brûlent, je cherche à bouger, mais je sens mes mains entravées derrière
mon dos, ma tête fermement maintenue vers le bas, je suis à genoux. Je tente de
me relever, un coup violent sur mes jambes brise ma tentative, je réfléchis.
Premièrement, me calmer. Je peux faire cinquante mètres en apnée, facilement,
en nageant. Sans nager, en abaissant mon rythme cardiaque, je peux tenir encore
un long moment. Deuxièmement, ne pas
relâcher d’air. Ça brûle. Vaquette, calme-toi, surtout, n’expire pas. Ça
brûle. N’expire pas Vaquette, surtout, n’expire pas, sinon t’es foutu. Ça
brûle. J’expire. T’es coincé maintenant, ne respire pas. Je respire. Je préfère
quand c’est de l’air. Ne panique pas. Je panique, heureusement, tout ça devrait
s’achever bientôt, définitivement. Je perds à moitié conscience, une main me
tire en arrière par les cheveux, ma tête sort de l’eau, je respire, je crache,
je vomis, je respire, je crache, je vomis, je respire, et reprends tout à fait
mes esprits.
Je suis
agenouillé dans une salle carrelée de blanc d’une vingtaine de mètres carrés
que je connais pour l’avoir investie deux fois lors de nos précédents assauts
de la kommandantur. Au plafond, une ampoule, deux crochets, une corde. Devant
moi, une baignoire remplie d’eau sur laquelle flotte un peu de mon vomi. Autour
de moi, une table, une chaise, quelques feuilles de papier, une machine à
écrire, un marteau, des pinces, une barre de métal, deux fils électriques
dénudés reliés à une prise, une lampe de bureau de forte puissance, et trois
hommes, en civil, un petit, un moyen, un gros. Le petit et le moyen n’interviendront
jamais, ou alors brièvement, pour me tenir ou m’attacher, peut-être
participent-ils un peu lorsqu’on viole une résistante, mais bon, à la
Libération, ils s’en sortiront probablement, parce qu’on ne peut tout de même
pas tuer tout le monde, parce que « il y a pire ailleurs ». Ah
bon ? il y a pire que des salauds lâches ? Pardon, je deviens
démagogique, je veux dire, pire que la demi-mesure ?
Le gros
parle :
— T’es
réveillé ?
— Oui,
Georges. Ce sera un café, noir, deux croissants, et une orange pressée.
Son
pied me frappe au visage. Je m’écroule. Il me relève par les cheveux, me plonge
de nouveau la tête dans l’eau. Rester calme. Trouver une solution. Mais la
torture est là, justement, je ne peux rien faire, je suis, comme dans le
premier porno sm venu,
sordidement à disposition.
Digression
Je
ne sais pas pourquoi, cela me fait penser au professeur Lazetoup’, son label mst (Maman sait que tu tournes ?),
et ses titres de bon goût.
Fin de la digression
C’est à
peine si je me dis qu’il est inutile de retenir aussi longtemps ma respiration
puisqu’ils attendent de voir remonter les bulles à la surface pour me sortir la
tête de l’eau, avec un temps de retard tout de même, et pourtant, je ne peux me
résigner à expirer avant l’ultime limite – je suis décevant finalement.
— Ton
nom ?
— Mickey
Mouse.
Il
m’attrape de nouveau par les cheveux.
— Arrête !
Arrête ! ok, c’est bon.
Il me
relâche, sourit.
— Caliméro,
tu préfères ?
Il
saisit ma tête, l’écrase violemment contre le bord de la baignoire, me brise le
nez, me plonge la tête dans l’eau : le sang se mélange au vomi. La
deuxième fois, j’espérais que cela serait plus facile, puisque, après tout,
c’est l’inconnu qui toujours fait peur. Ce n’est pas vrai, ou bien c’est
l’exception qui confirme la règle, la peur grandit, pour en devenir
terrifiante. Le mot est sans doute faible, évidemment déplacé, mais la
lassitude m’envahit.
— T’es
sûr que t’as rien à nous dire ?
— Si.
Il suffit. C’est assez. Je peux sortir ?
Le gros
se jette sur moi, me plaque dos au sol, son genou me broie les couilles, sa
paume pèse de tout son poids sur mon nez cassé, il rit, j’aimerais écrire qu’il
sent l’ail. Ma tête va exploser. Je crache du sang, peut-être aussi encore un
peu d’eau. Il se relève, écrase sa chaussure sur ma gueule :
— Lèche,
enculé.
Il a
l’air satisfait. Oh ! non pas d’assouvir ainsi un désir brutal et sadique
– ne mens jamais, disais-je ? – mais bien d’accomplir avec tant de zèle
son devoir, de faire payer ses crimes à un traître, un terroriste, un « evil
guy from a rogue state », dirait George Bush. Il me donne encore quelques
coups de pied, me relève, me plonge la tête dans l’eau. M’écoutera-t-il
seulement si je lui dis que tout cela devient répétitif, ennuyeux et
décevant ?
Digression
J’ai
écrit, chapitre 6 : « Il y a pire ailleurs : les cons qui
appliquent le règlement ». Eh bien, je corrige, ou plutôt je précise, il y
a pire encore, les cons qui appliquent le règlement, et qui tapent. Bixente
n’avait peut-être pas tort : entre eux et nous, dussé-je les justifier me
glisse de nouveau Jasper l’IncroyablE, le seul dialogue possible, c’est les
coups de pompe, les coups de barre, la lutte à mort.
Fin de la digression
Il sort
ma tête de l’eau. Je vomis, respire, crache – comme d’habitude (tiens, ça me
rappelle une autre histoire de baignoire et d’électricité) – attends une
question, elle ne vient pas. Il me replonge la tête dans l’eau, ça brûle de
nouveau, de plus en plus tôt. Finalement, tu vois Vaquette, les gens ne sont
pas tous incompétents, il sait manifestement y faire. Stop ! Je veux que
tout cela cesse. Je donnerais tout pour que ça cesse. Non, pas tout, pas
Artémise, pas Bixente, et, d’une façon ou d’une autre, s’ils sont restés en
France pour tenter de me libérer, s’ils sont chez eux, s’ils ont rejoint le
maquis de d’Astignac, au bout du compte, je n’ai qu’eux à donner. Oui, pendant
une semaine que va durer l’interrogatoire – c’est un mot poli, non ? –
avec des moments de perte de conscience et de repos aussi, malgré, je le
répète, mon désir au-delà de tout, à chaque instant, que tout cela cesse,
jamais je n’aurais pu les donner. C’était en moi comme une barrière
infranchissable, un insupportable encore un peu plus loin, finalement plus
terrible. Je voudrais dire, mais peut-être ne suis-je pas assez cruel avec moi,
assez méfiant, simplement lucide, que mon orgueil seul, mon absolu désir de
remporter sur moi et sur le monde une ultime et écrasante victoire ne m’aurait
probablement pas suffi pour tenir si longtemps. C’est uniquement pour Artémise
et Bixente que je n’ai pas parlé. Parce que c’était elle, parce que c’était
lui. C’est ridicule ? Je mens ? Peut-être.
— Allez.
Un petit renseignement. Juste un. Même pas important. Et on arrête un peu, on
te laisse tranquille.
— D’accord.
Jeanne d’Arc, c’est moi qui l’ai brûlée.
Il me
regarde, saisit la barre de fer.
— Attends.
Henri IV, par contre, j’y suis pour rien.
Digression
Le
6 février 1944, Alfred Merle est arrêté et torturé par la Gestapo à Rodez.
Durant tout son interrogatoire, cinq jours, jusqu’à sa mort le 11 février, il
répétera simplement cette unique phrase, de pure poésie : je suis
français, je ne parlerai pas.
Oui !
je suis français, je ne parlerai pas, c’est de la poésie. Écrase bébé, repasse
le chat, pends la pute et regarde-la pourrir (G. J. Schaeffer, tueur en série
américain), c’est de la poésie. Mon ami le ruisseau dort dans une bouteille en
plastique (F. Cabrel, chanteur populaire français), ce n’est pas de la poésie.
C’est
une idée répandue, et fausse, une idée de fille, je veux dire, comme Barbie est
un jouet pour fille et une mitraillette un jouet pour garçon, une idée molle,
ni violente, ni cruelle, ni forte, ni courageuse, de croire que la poésie,
c’est ce qui éloigne les mots de la réalité, une réalité trop crue pour les
belles âmes. Poétiser le monde, c’est, pour beaucoup – comme ils ont
tort ! – réaliser un tour de passe-passe qui transforme « J’ai envie
de t’en mettre une, une grosse, dans le cul, tout de suite », en
« Tes yeux sont si jolis, tu es intelligente. »
La
poésie pourtant, c’est simplement le vrai. Je suis français, je ne parlerai
pas, c’est vrai. Écrase bébé, repasse le chat, pends la pute et regarde-la
pourrir, c’est vrai. Salut Francis ! Salut le ruisseau, mon ami ! Tu
es en vacances à Astaffort avec ta femme et tes petites flaques ? Viens
donc dormir à la maison, y a de la place pour tous, c’est la maison du bonheur
et de l’amitié ! (c’est sûr, avé l’accent, c’est plus drôle). C’est gentil
Francis, mon ami, mais je suis venu avec ma bouteille en plastique accrochée à
l’arrière de la 504 Peugeot – C’est vrai ? Hein, dis ! c’est vrai
ça ?
Fin de la digression
Elle
est drôle, celle-là (Henri IV, par contre, j’y suis pour rien) – non ? Bon
d’accord, j’avoue, j’ai menti. Le plus humiliant durant toute cette semaine,
c’est que, tout à ma peur, mon affolement, ma douleur bien sûr, j’ai pu trouver
juste assez d’énergie pour ne pas parler, répétant simplement sept mots, une
litanie volée à un autre, sans jamais, bravache, insolent, plein d’esprit,
détaché, souriant, alerte, élégant, brillant comme à mon habitude, répliquer à
mon bourreau ces quelques mots cinglants que j’ai illégitimement transcrits.
Voici la même scène, donc, avec le vrai dialogue. C’est moins bien :
— T’es
réveillé ?
— …
— Ton
nom ?
— …
— T’es
sûr que t’as rien à nous dire ?
— Je
suis français, je ne parlerai pas.
…
— Lèche,
enculé.
…
— Allez. Un petit renseignement. Juste un. Même pas
important. Et on arrête un peu, on te laisse tranquille.
— Je
suis français, je ne parlerai pas.
Pour le
reste, la baignoire, les coups, la barre de fer, puis l’électricité, les
pinces, les crochets au plafond, tout est exact, je n’ai rien à ajouter :
je ne parlerai pas.
Ajout
Je
suis muet, je ne parlerai pas : c’est vrai. C’est de la poésie ?
Hein ! Vaquette ? Dis ! C’est de la poésie ça ?