En
1940, j’ai vingt-six ans. Je viens, au sortir de mon doctorat de physique
fondamentale obtenu après une thèse brillante
(sur la compatibilité du spin deux de la relativité générale avec les velléités
d’unification des théories électromagnétiques quantiques), de terminer ma période
militaire dans les services scientifiques de l’armée. Une bonne planque, comme
on dit, que j’aurais d’ailleurs assez facilement pu prolonger en partant à
Londres poursuivre mes recherches, sans doute en les infléchissant vers une
physique, disons, plus appliquée. J’eusse pu alors, sans risque, occire des
gens, par procuration, et plus tard crier victoire, sans avoir combattu :
cinq choses qui sont tellement peu moi.
J’étais pacifiste sincère, antimilitariste viscéral, aussi, l’idée de poursuivre
militairement une lutte que je n’avais pas même engagée ne m’est alors jamais
venue. D’ailleurs, j’eus été troufion au combat, j’espère que j’eusse déserté.
Premier jour, garde-à-vous. Non. Au trou. En temps de guerre, en plus, ils
fusillent. Ajoutez à cela que l’idée de patriotisme m’est étrangère, et qu’être
gouverné par un Français, un Serbe ou un Allemand, tout à fait indifférent.
Et
pourtant, me résigner, parce que c’est comme ça, qu’on n’y peut rien, qu’il y a
pire ailleurs, qu’il est plus beau, dans un roman, de mourir digne et debout,
mais plus prudent, plus confortable dans la vraie vie, de vivre un peu courbé,
voilà encore une chose qui était peu conforme à ma nature.
Et puis, le nazisme était naturellement le système
politique que j’abhorrais par excellence, dans les deux sens du mot. La
négation de la liberté individuelle, et partant, de l’individu même, la
classification des personnes, a priori, par la race, la culture ou
l’orientation sexuelle, la haine de la différence dont j’avais déjà tant
souffert, l’ultraviolence grégaire, la foi stupide en l’autorité, la vérité
incontestable protégée par les pires, les plus bas, les plus bêtes, voilà ce
qui ne pouvait que provoquer en moi un infini dégoût, bien plus, une légitime
révolte. J’écris cela avec un peu de honte tant ces idées sont aujourd’hui
politiquement correctes (comme il est culturellement correct de dire),
peut-être même me vaudront-elles une bonne critique au Monde ou à Télérama,
mais à l’époque, Dieu ne sait peut-être pas, mais moi je sais que nous étions
très peu à les partager, et à voir tant de gens qui affichent à présent leurs
convictions démocrates, on ne peut qu’être fasciné par l’évolution
extraordinaire en soixante ans du génome humain – merci Darwin.
Je dois dire surtout, qu’autant la guerre (celle du
printemps 40) est passée sur moi de façon tout à fait indifférente, si tant est
que j’en ai vu quelque chose d’ailleurs, autant j’ai su, certes au début de
façon extrêmement floue, purement intuitive, que l’époque allait m’offrir une
possibilité unique de vivre – j’entends de vivre conformément à moi. Puisque
« dans la vie on paye toujours », vieille antienne populaire, je
préférais payer aujourd’hui en capital-risque, plutôt que d’obérer ma retraite
en intérêt confort – d’autant qu’avec une telle formulation, une bonne critique
dans Les Échos n’est pas non plus à exclure, ou bien alors, le monde
économique est inique, ou plus sûrement fort peu diplomatique.
Avertissement
Suis
cette parabole, ami lecteur, elle accompagne tout le roman.
Fin de l’avertissement
J’étais dans une forêt profonde, une jungle
inhospitalière dans laquelle existait un chemin, probablement plusieurs même,
pour s’en extraire et, pourquoi pas, atteindre l’Eldorado. Ce fait est avéré
puisque toute notre expérience transmise, la culture, n’est jamais rien d’autre
que l’histoire de ceux qui ont su s’évader. J’avais aussi la certitude de la
direction, disons vers l’est, puisqu’à l’ouest, il n’y a rien de nouveau. Il ne
me restait donc plus qu’à marcher, peut-être longtemps, peut-être en avançant
péniblement à la machette tout en longeant le chemin masqué par des ronces,
peut-être en tombant quelque jour nez à nez avec une mygale géante ou un
troglodyte nain, mais sûrement mourant si, lassé, désespéré, je m’arrêtais trop
longtemps, n’étant pas de ceux qui peuvent survivre au même endroit
indéfiniment. Oui ! je voulais, déjà, créer un monde à ma mesure, pour
savoir ma mesure.
Mon
p’tit Vaquette, il suffit, tu fermes ta gueule, et tu nous dis comment
brutalement un matin, pris d’une soudaine révélation, tu es descendu au kiosque
choisir entre Devenir un héros en dix leçons, La Gloire trop facile, et L’Héroïsme
pour les nuls, avant que de projeter le plan de carrière qui te fera
toujours gagner à la fin, qu’on puisse lire ensuite à l’instant ton dernier
chapitre, rêvant d’ailleurs que ce soit bien le dernier, et afficher ainsi
notre culture underground lors d’une soirée Nova à l’Élysée Montmartre –
Vaquette ? tu connais ? moi aussi j’adore : on rentre
ensemble ?
Mon premier acte de résistance, puisqu’il faut bien
l’appeler comme ça, le voici. Je vous préviens tout de suite, ne serait-ce
qu’il eut lieu en 1940, ne serait-ce mon passé à venir, il est, disons-le,
ridicule, potache, non-violent, frondeur, immature, pertinent mais profondément
irrespectueux, désinvolte, insolent, pas même méchant, finalement de la nature
exacte de ce qui, dix ans plus tôt, me faisait, selon l’humeur et l’impatience
de monsieur, madame le proviseur, exclure d’un cours ou bien d’un lycée. Le
voici, donc.
Sous la
douche, à la piscine, je restais longtemps.
C’est
tout ?
Non, ce n’est pas tout – j’ai honte. Je restais
longtemps, la bite décalottée. Alors, lorsque pris à partie par des
antisémites, je feignais, me recalottant, une totale incompréhension, je
jouissais de leurs mines défaites, de leurs excuses ânonnées, balbutiantes,
eux, qui, quel ques instants auparavant, avaient pourtant l’invective si
facile, si arrogante, si haineuse – si pitoyable.
Ajout
Car
oui, Vaquette est capable de pitié.