— Ils ont réparé l’électricité les cons ! Dans ces
conditions, franchement, tout seul, vous aviez raison, ce n’était pas possible.
— Tu vois, on te l’avait bien dit
Vaquette. C’est les planqués de Londres qui nous ont foutus dans la merde. Toi,
t’as fait ton maximum. C’est pas de ta faute. T’as pas à t’en vouloir. T’as été
super. Quand même.
Ami lecteur, tu imagines cette scène ? Tu imagines
mon retour dans l’échec ? Hein ? Dis ! Tu imagines ça ?
Parce que, moi, franchement, non. J’écrase l’accélérateur.
Digression
Ami lecteur, ressors à
présent ton joli dessin que tu as jeté un peu vite, c’est le moment ou jamais,
nettoie les traces de crayons de couleur et de pâte à modeler si tu as des
enfants, les tâches de saucisson et de bière si tu n’as pu t’abstraire de
l’action pour te faire un vrai repas, et n’hésite pas à le compléter au besoin
(avant de le faire parvenir à l’IndispensablE, comme convenu – n’est-il
pas ?).
Fin de la digression
Sur
moi, un couteau, deux pistolets automatiques, un pistolet-mitrailleur, des
chargeurs, une dizaine de grenades, du plastic, des détonateurs, la bombe. Je
descends la route qui mène au camp. À fond. Au début, rien ne se passe. Arrivé
à cent mètres, les regards se tournent vers moi, je perçois quelques gestes. À
cinquante mètres, l’agitation commence, des cris – Halt ! Stop ! À
vingt mètres, tout le monde s’écarte, courant d’abord, puis sautant dans le
fossé. La barrière explose. Je continue, tout droit, vers le côté est du
bunker, roulant toujours à fond. Les cris continuent, les tirs débutent, une
sirène hurle.
J’écrase
la pédale de frein, le véhicule part en tête-à-queue. J’entends les premières
balles frapper la carrosserie, j’ouvre la portière, un pneu explose, je saute
au sol, une balle me frôle, je cours, prends mon élan, franchis d’un bond le
fossé pour atterrir au sommet du bunker à l’instant même où une explosion
détruit mon véhicule. J’ai chaud. Quelques débris projetés me blessent le dos –
même pas mal. La carrosserie est en feu, et la fumée qui s’en dégage met un
barrage protecteur entre la mitrailleuse lourde et moi. Je me jette au sol, les
bras et la tête dans le vide, à l’aplomb du fossé, au-dessus de l’aération. Je
place un pain de plastic sur la grille, le détonateur détone, la détruit,
laissant à sa place une ouverture béante. À vingt mètres, une dizaine d’hommes
contournent mon véhicule toujours en flammes, arment leurs
pistolets-mitrailleurs, font feu vers moi. Je plonge dans le vide, les deux
mains agrippées au sol criblé de balles, mes deux jambes basculent dans le
conduit d’aération. Je lâche prise, et me retrouve allongé sur le dos, pieds en
avant, sur le sol du tuyau. Quelques balles ricochent à proximité de ma tête,
je rampe, en arrière, jusqu’à être hors de portée de ces tirs.
Je me
relève, je tiens debout sans peine. Deux bruits, deux univers sonores plutôt.
Derrière, la sirène, toujours, des cris, des détonations et quelques impacts de
balles sur le métal du conduit, à son extrémité extérieure. Devant, le son
sourd, régulièrement cadencé, du passage des pales du ventilateur. Elles sont
trois, mesurent plus d’un mètre, pèsent probablement près de cent kilos, et
tournent inexorablement, lentement certes, mais bien assez vite pour broyer un
homme. Objectif : stopper leur rotation pour pouvoir les franchir.
Moyen : un pain de plastic, et une prière pour qu’il ne me déchiquette pas
avec. Action. Non. Pas action, tant pis. Avant même que je ne saisisse
l’explosif, derrière moi, un troisième bruit s’ajoute aux deux premiers, celui
d’un objet en métal qui tombe sur le sol du conduit, puis roule vers moi. Je ne
me retourne pas, je sais ce que c’est. Je cours, droit devant, et plonge dans
les pales du ventilateur.
Digression
Le
papillon est, contrairement au crawl par exemple, une nage synchronisée. Pour
un cycle de bras, le corps fait exactement deux ondulations. L’ondulation est
le mouvement propulsif le plus hydrodynamique, témoins tous les poissons et
autres cétacés. Il consiste, comme une vague, à s’enrouler autour d’un axe
perpendiculaire à la marche, et qui avance avec le nageur. Pourtant, à la
différence de la vague qui, comme toute onde, ne déplace pas longitudinalement
de matière (pour s’en convaincre, il suffit d’observer un objet flottant dans
un port : il monte, il descend, et reste finalement à la même place), mais
uniquement de l’énergie, l’ondulation, par un transfert du poids du corps vers
l’avant en appui sur les jambes, permet, elle, le déplacement.
Fin de la digression
Mes bras, puis ma tête, mes épaules passent au-dessus
d’une pale, s’enroulent autour pour permettre à mon bassin de la franchir, puis
mes jambes, mes pieds fouettent l’air pour redescendre avant que la pale
suivante ne les sectionne : une ondulation, donc. Je suis à terre, le pied
gauche à peine endolori par un choc, léger. De l’autre côté, la grenade
explose. Quelques éclats franchissent les pales à leur tour : même pas mal
– encore.
Le bruit du ventilateur est désormais derrière moi, il
couvre presque totalement l’agitation extérieure. Je me relève, j’avance.
Devant moi, une nouvelle grille. Au travers, je vois une grande salle, une
dizaine de militaires, autant de civils, et, au centre, un missile de dix
mètres de long. Je pose un nouveau pain de plastic, un détonateur, recule,
attends à plat ventre, la tête dans les épaules, entends une explosion –
décidément, le plastic, c’est fantastique –, me relève, cours vers l’avant.
De la salle, les hommes présents voient d’abord la
grille d’aération s’envoler au travers de la pièce, de la fumée aussi,
probablement beaucoup, et, derrière ce rideau, trois boules en métal partir à
gauche, au centre, à droite, avant d’exploser, puis, enfin, des éclairs,
nombreux. Quant à la bande son, cela doit donner approximativement : boum,
zim, blang, cling, cling, cling, boum, boum, boum, rakatakata, en plus long, et
aussi argh, plusieurs fois, et le bruit sourd de corps qui tombent. Un titre,
pour Détective : Boucherie paroxystique au labo, puis, en plus
petit : Aucun survivant. J’ai même la manchette : Pris d’une folie
meurtrière, il tue ses pairs dans un sanglant carnage – car oui ! les
physiciens, ce sont les mêmes, à Paris ou à Göttingen.
Je saute au sol, trois mètres, même pas mal – toujours.
Je me dirige vers le missile, vérifie que la charge de l’ogive est présente –
oui – le plein de kérosène est fait aussi : j’arrive juste à temps,
semble-t-il, avant un essai manifestement proche, et qui aura bien lieu, malgré
tout, probablement comme ils n’espéraient pas. Je règle la minuterie du
détonateur, fixe la bombe, magnétiquement – rien ne peut plus arrêter
l’explosion.
Je me contemple un instant, je suis un héros immortel,
impérissable, j’entends, un héros pour l’éternité. Il me reste à présent dix
minutes pour ne pas être un héros mort – même pas mort.