Tout en
roulant, je consulte la carte routière que m’a fournie Jasper l’IncroyablE.
Comme je le pensais, je suis à peine à quelques kilomètres du centre de
recherche. J’ai donc bon espoir que d’éventuels barrages aussi proches sur des
routes aussi secondaires aient été depuis un moment déjà levés.
Je fais
le point. Il me reste trois bonnes heures avant le jour. C’est bien sûr
toujours nouvelle lune. Je possède un véhicule allemand, certes passablement
abîmé, mais pourtant un excellent passeport pour approcher, jusqu’à une
certaine distance du moins, une éventuelle patrouille. Les Allemands, sans
doute certains que nous ne reviendrons pas cette nuit, sont probablement
beaucoup plus occupés à réparer les dégâts que nous leur avons occasionnés, ou
bien à nous rechercher, qu’à assurer leur protection. Le double rideau de
barbelés, quasiment détruit par Artémise, est probablement encore franchissable
à moindres frais. Enfin, et surtout, car je ne pense qu’à cela depuis que je
l’ai fait sauter, le système électrique et le bunker de contrôle sont, sans
aucun doute, toujours hors service. Somme toute, il ne me suffit que de
reprendre la mission là où Artémise l’a laissée, selon le plan opérationnel
prévu, dans une obscurité totale.
C’est drôle, les gens croient que les héros sont des
casse-cou suicidaires absolument inconscients. Comme cela est faux ! C’est
même l’exact contraire. Un tour de prestidigitation est merveilleux, justement,
car il semble magique. Le manipulateur sait, lui, le truc dans la manche,
l’installation longuement pensée et minutieusement préparée à l’avance, et
aussi, les années de travail pour acquérir la dextérité. À bien regarder, mon
entreprise n’est pas si folle, presque raisonnable, finalement à peine plus
risquée que celle que nous avions prévue à quatre, infiniment moins en tout cas
que d’attaquer seul, en pleine lumière, un bunker défendu par une dizaine
d’hommes et deux mitrailleuses lourdes.
Digression
L’expérience
m’a rendu confiant. Cela fait trente ans que je répète le même schéma. D’abord,
une fanfaronnade imbécile, un concours de bites outrecuidant, souvent arrogant,
pourtant sans base sérieuse. Et puis, tout de suite, l’orgueil qui oblige.
Alors, intervient la lucidité qui commande le doute, le découragement presque :
sérieusement, jamais je ne pourrai franchir cette montagne ; mais qui
ordonne aussi le travail, la pugnacité, le progrès. Enfin, le tout s’achève
toujours par la réussite (je gagne toujours à la fin, non ?), et un bref
regard en arrière où la montagne semble à peine un talus, jusqu’au prochain pic
qu’il faudra bien franchir. Oui, comme Roxana Maracineanu après son premier
titre aux championnats du monde : « Ce n’était que ça ? »
J’ai
été bien élevé somme toute. Je veux dire, je me suis bien élevé. Je tourne dans
un cercle vertueux où, plus je gagne, plus je suis fort, donc, plus je gagne,
et plus le cercle est grand – oui, vous avez raison, ce n’est pas un cercle,
c’est une spirale, l’inverse exact de la spirale de l’échec, ou, peut-être, la
même, parcourue simplement à l’envers.
Fin de la digression
Je suis
sur la départementale à moins d’un kilomètre du camp, et je n’ai rencontré
aucun barrage, aucune patrouille. Je monte une dernière côte, et le mélange
dialectique de doute et de confiance laisse peu à peu place à une impression
bizarre, un sentiment étrange, venu d’ailleurs, enfin, de l’autre côté de la
colline : quelque chose cloche, mais quoi ?
Je
continue à rouler, et, c’est en arrivant au sommet de la côte que tout
s’éclaire – justement : l’efficacité germanique est proverbiale, la
sagesse populaire encore exacte, les Allemands ont réparé en une heure leur
installation électrique, le périmètre entier est de nouveau éclairé comme en
plein jour.