— Tristan ?
C’est
Artémise. Je suis déjà installé au volant.
— Écoute.
Bixente a raison. Tu cours à une mort certaine.
— Et
alors ? Avec beaucoup de chance, vous perdrez la guerre, et j’échapperai à
la honte ostentatoire des monuments aux morts.
— Tristan.
Dans quinze jours, je serai rétablie. Nous demanderons quelques hommes
supplémentaires à Londres, et nous réessayerons, et nous réussirons, tous les
trois.
— Dans
quinze jours, ce sera la pleine lune, leur système de sécurité aura été
modifié, et leur missile sera peut-être déjà au point. Et puis, tu sais ? je
gagne toujours à la fin.
— Je sais. Ton orgueil est joli. Il manquerait beaucoup
si tu venais à disparaître. Il me manquerait beaucoup, à moi. Je ne sais pas si
j’aurais dit ça il y a deux ans, mais toutes les causes du monde ne peuvent
valoir ta vie.
— Et
pourtant, je vais mourir – peut-être – par orgueil, un orgueil que tu dis joli.
Si ces simples mots ne valent pas ma mort, alors, rien ne vaut la peine de
rien, et il faut en finir – tu vois, je gagne toujours à la fin.
— Je
t’accompagne.
— Ne
dis pas de bêtise, tu tiens à peine debout. Je ne pars pas pour une randonnée
touristique, tu le sais trop bien. Je n’ai pas non plus vocation à transformer
tout cela en suicide collectif. Tu sais, je pense sérieusement que je vais
réussir cette mission, et m’en sortir aussi. Tu veux faire quelque chose pour
moi ? la dernière, peut-être ?
— Tout
Tristan.
— Dis-moi
ton secret. Pourquoi fais-tu ça ? je veux dire, depuis trois ans, avec
nous ?
— Je ne
comprends pas, Tristan ?
— Pourquoi
es-tu entrée en Résistance ?
— Tu le
sais. Pour une certaine idée de la France, pour la liberté, essentiellement par
devoir.
— Non.
Je veux dire, en vrai. Que caches-tu derrière ce Legrand née de
Briancourt ? Pourquoi ne sommes-nous jamais venus chez toi ? Quel est
le secret de la tristesse dans tes yeux, de la joie soudaine, toutes deux si
limpides, si peu dissimulées ?
— Tu
veux l’histoire de ma vie, c’est cela ?
— Je
veux plus. Je veux comprendre, et emporter ta blessure dans ma tombe – dans
très longtemps, j’espère.
— Je
crains Tristan que tu ne sois déçu, tout cela est banal, désespérément. Je suis
née il y a quarante-quatre ans de Briancourt, la noblesse riche, cultivée. Mon
enfance est sans blessure, tu vois. À dix-huit ans, au bal du village, j’ai
rencontré un homme et j’ai commis l’irréparable, et je ne sais toujours pas
pourquoi : il n’avait rien, il était là, c’est tout. Je me suis retrouvée
enceinte, et mariée, naturellement, parce que c’était comme ça. C’est tout. Je
t’avais prévenu, c’est d’une banalité affligeante. Depuis, je paye chaque jour
mon erreur, et, si sa cirrhose ne m’en débarrasse pas (tu vois, il me ferait
devenir méchante), je crains de la payer longtemps encore.
— Tu
m’excuseras ma question anecdotique, j’espère, mais entre tes blessures et tes
absences répétées, il n’a jamais rien remarqué depuis trois ans ?
Elle a
souri.
— Non.
D’abord, il est saoul la plupart du temps. Probablement d’ailleurs je le rends
aussi très malheureux. Ensuite, il me croit souvent chez ma mère qui se révèle
une parfaite alliée, ravie de lui mentir car elle le hait pour des raisons
évidemment sociales, persuadée que je dissimule ainsi un amant – ce qui est
faux bien sûr, ce qui n’a jamais été vrai. Quant à mes blessures, il n’a pas vu
mon corps depuis mes dix-huit ans.
— Tu
veux dire que tu n’as pas commis l’acte de chair depuis vingt-six ans ?
— Oui,
je dis cela.
— Et tu
n’as jamais songé au divorce ?
— Non. Je me suis mariée devant Dieu, pour le meilleur
et pour le pire, le pire bien sûr, dans l’éternité du saint sacrement. Je dois
porter jusqu’au bout ma faute, assumer mes engagements. Tu vois, nous sommes
les mêmes. Nous partageons la même intransigeance quant à nos principes, le
même courage, la même constance, la même fidélité, la même détermination à les
appliquer par-delà tout.
— Non
Artémise. Nous ne sommes pas les mêmes. Je crois, c’est très important, qu’il y
a deux types de personnes : celles en rupture, et celles en continuité.
Ceux-là, ceux qui se prennent pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils devaient
être, que ce soit notaire de province en Weston, ou branleur de banlieue en
Nike, ceux-là ne m’intéressent pas, ne m’ont jamais intéressé. Je ne vois pas
de bonnes idées, ni de mauvaises, de bon camp, de bonne cause, de bon chemin de
vie, de bonne philosophie, je ne vois qu’un pour, un contre, et un choix qui
dit tout de ta nature profonde. Tous, ou presque, vivent la vie qu’on leur
écrit d’avance (je sais, c’est banal de le dire), j’ai la faiblesse d’aimer les
autres, les rares, les trop rares, qui brisent, qui cassent leur jouet, et, si
cela ne donne naissance qu’à un tas de débris, un feu violent, destructeur et
bref, tant pis, même si un tel gâchis me désespère au-delà de tout. Je ne suis
zélateur d’une telle rigueur dans mes principes, que parce que j’ai toujours
été confronté au laxisme, au dilettante, à la médiocrité, et au mensonge aussi,
à la lâcheté bien sûr. Je pense même, Artémise, sans prendre beaucoup le risque
de l’erreur, que né de Briancourt, je serais devenu décadent, peut-être pas
même débauché, pourquoi pas militant communiste et bouffeur de curé. Oui,
malgré cela, à mon tour de te dire que ta fidélité est jolie, que nous la
partageons, absolument. Mais pour être tenable, vivable, il faut intervenir à
ses deux extrémités. J’entends qu’il faut, bien sûr, une constance inaltérable
dont le monde est trop souvent avare, mais aussi, un immense discernement pour
ne pas commettre d’erreur en amont qu’il serait fou de s’entêter à assumer. La
fidélité impose l’exigence, ne supporte pas l’inconséquence. Tu as fait une
erreur, c’est très mal, et tu n’aurais pas dû. Cela dit, tu as payé bien cher –
vingt-six ans ! – pour une faute si bénigne. Écoute, écoute-moi Artémise,
car tu entends peut-être mes dernières paroles : vis. Vis, fais-moi cette
promesse, tu mérites tellement mieux, tu mérites tant.
J’ai
démarré, et, dans son adieu, dans ses larmes, j’eusse pu voir le début d’un
amour, mais bon, y a pas marqué Harlequin sur la couverture, et puis, Vaquette
baise pas les vieilles.