Je ne
pense qu’à deux choses : éviter les barrages, et trouver un endroit pour
soigner Artémise.
Privilégiant
les petites routes, je roule, tout droit, vite, au hasard. Et pourtant, dans la
nuit, peu à peu, s’installe en moi comme une réminiscence visuelle, vague, mais
qui me dit que je sais où je vais. Brusquement, un flash. Je braque, et prends
un chemin de terre sur deux cents mètres. Devant moi, une ferme isolée qui semble
abandonnée. Je m’arrête dans la cour, éteins les phares, coupe le moteur :
— Tout
le monde descend.
Je
frappe à la porte. Rien ne se passe. Je frappe à nouveau, plus fort. Toujours
rien.
— Monsieur
l’IncroyablE ? C’est l’ami-camarade assassin qui vous conduisit en ces
lieux il y a de ça maintenant deux ans, vous souvenez-vous ?
C’est n’importe quoi, soyons honnête. D’abord, je ne
suis pas bien certain qu’il s’agisse de cette ferme précisément, et puis, même
si cela est, les chances qu’il soit en vie, en liberté, toujours ici surtout,
sont pour le moins peu conséquentes – la litote, toujours. Et pourtant, une
intuition me dit qu’il est là, et puis, surtout, je n’ai pas vraiment le choix,
je ne vois pas d’autre issue.
La
porte s’ouvre.
— Oui, Jasper l’IncroyablE se remémore avec nostalgie
son aventure picaresque en votre compagnie au pays merveilleux de l’assassinat
terroriste et de la répression policière. Non, il n’égara pas au fond de sa
mémoire pourtant peuplée de mille chimères, les derniers mots qu’il vous a
dits, et qu’il eût espéré prophétiques. Espoir déçu, manifestement, puisque
vous voilà avec vos acolytes le dérangeant en ses pénates aux heures indues où
tous les gens honnêtes, eux, goûtent un repos bien mérité, et rassérènent leur
âme par le sommeil du juste.
— On a
une blessée, on peut entrer ?
— Pensez-vous,
ami-camarade assassin, que Jasper l’IncroyablE fait partie de ces gens qui au
hasard d’un soir, dans les brumes de l’alcool, profèrent d’indécentes pitreries
qu’ils renieront bien vite au petit jour naissant après deux Doliprane et un
Alka Seltzer ? Non monsieur. Votre inconstance à tous, en toutes choses,
m’est tout à fait étrangère. Je vous signifiai, jadis, que la moindre
complicité avec votre commerce mortifère me plongerait aussitôt dans la plus
absolue dégoûtation, quand la dignité reste ici mon seul bien. Rien n’a changé.
Adieu.
Ajout
Votre
inconstance à tous, en toutes choses, m’est tout à fait étrangère – tu peux
noter cela aussi ami lecteur, cette phrase est définitivement remarquable.
Fin de l’ajout
Il
referme la porte, je la bloque du pied.
— On a
une blessée. Il faut qu’on entre.
— Elle
est blessée ?
— Oui.
— Qu’elle
crève.
Il
claque la porte.
Ajout
Bon
d’accord, j’avoue. Celle-là, je l’ai volée au Professeur Choron, à propos des malades
du sida.
Fin de l’ajout
Stéphane
la rouvre, d’un coup de pied, saisit un des deux pistolets glissés dans ma
ceinture, et pointe le canon sous le nez du petit homme.
— Écoute, vieux con. Ta baraque. On la réquisitionne. Au
nom de la Résistance. Bordel. Tu dis encore un mot, je te bute.
— Mais
t’es qui toi ? Pourquoi tu lui parles ? T’as pas d’amis ?
— C’est
ça ! Prends sa défense Vaquette ! Je te rappelle qu’on a deux
blessés.
— Mon
pauvre chou, t’es blessé ? Tu t’es pris un petit gnon quand la voiture a
percuté l’arbre. Dans deux jours, ça ne se verra même plus. Si Bixente s’était
occupé de toi, je dis pas, mais là ? On a une blessée, et c’est à cause de
toi, alors tu baisses ce flingue, et tu fermes ta gueule.
— Je baisse ce flingue si je veux. On reste là. De toute
façon.
— Écoute,
monsieur Victor. Je ne veux même pas savoir pourquoi tu es entré en Résistance.
Ce que je sais, c’est que tu n’y as pas ta place, ou bien alors c’est moi.
Pourquoi n’as-tu pas rejoint la milice ? Tout serait tellement plus
simple. Les gens bien d’un côté, les autres de l’autre. On m’avait dit que
c’était comme ça le monde, j’y ai cru – ris. Ce n’est pas comme ça. Ce n’est
jamais comme ça. C’est dégueulasse. Ce que je sais aussi, c’est qu’il y a du
courage, beaucoup, un courage admirable même, dans l’attitude de monsieur, un
courage qui t’est tout à fait étranger d’ailleurs, et qui te rend, parmi tant
d’autres choses, méprisable. Oui, je lui reconnais le droit légitime de
s’exclure de nos luttes. Comprends-moi bien, je suis heureux de mon choix, mais
mon bonheur serait entier si je pouvais jouer à la guerre avec des gens
absolument consentants, lucidement consentants – c’est une chimère, je sais.
Par son attitude vois-tu, il nous laisse l’entière liberté de vivre à notre guise,
par la nôtre, par la tienne plutôt, par celle de tous les fascismes, de tous
les militarismes, de toutes les luttes violentes, nous ne lui laissons que
cette alternative : nous rejoindre, ou mourir. Et sa vie n’est pas là.
S’il peut être heureux sans tuer des gens, tant mieux pour lui, je l’envie même
pour cela, pour son intégrité aussi. Nous allons donc sortir, puisque telle est
sa décision, non sans en avoir préalablement, une dernière fois, appelé à sa
pitié pour notre blessée.
Stéphane
braque son pistolet sur moi.
— Ça
m’étonne pas. J’en étais sûr. T’es un enculé de facho. Tu dégages. Si tu veux.
Moi, je veux pas être arrêté. Encore. Y a des patrouilles. Partout. Je suis
sûr. Je tiens à ma peau. Je reste planqué là. Jusqu’à ce que
Il n’a
pas le temps de terminer sa phrase, une grosse machine à écrire en métal s’abat
sur son crâne. Il lâche son arme, puis s’écroule.
— Je
vous croyais non violent ?
— Il
est vrai, ami-camarade perspicace, mais comme vous l’avez fort bien dit par
vous-même, l’engeance militaire dicte nos choix par sa seule existence. Et
puis, savez-vous ? j’ai cru de mon devoir de faire goûter le poids de la
culture à un être manifestement si fruste.
— On
peut rester ?
— Oui.
Pitié pour les femmes.