Digression
L’une des bases, l’un des fondamentaux d’un entraînement
sportif, est le « fractionné » : on monte le cœur à fond pour
travailler en anaérobie afin que le muscle, privé d’oxygène, produise de
l’acide lactique (on dit aussi, travailler dans le lactique, cette substance
responsable des crampes), et repousse ainsi ses limites pour progresser (cà-dire
produire de la fibre musculaire, courte ou longue, dépendamment du type
d’effort, puissance ou vitesse), on se repose alors un peu (entre quelques
secondes et quelques minutes, en fonction du sport et de l’effet souhaité –
travail du sprint ou du fond), et on repart, de nouveau au maximum de ses
possibilités, cela bien sûr plusieurs fois de suite, c’est ce qu’on appelle une
série. En natation, par exemple, cela peut donner dix cent mètres nage libre de
suite, départ toutes les minutes quinze (soit une quinzaine de secondes de
repos environ entre chaque cent mètres), pour moi bien sûr, pour vous, disons
deux minutes trente, allez ! trois minutes. On fait généralement plusieurs
séries lors d’un entraînement, en complément du travail technique.
Fin de la digression
Il s’était
bien écoulé vingt secondes depuis que je m’étais arrêté, c’était tout juste
assez pour qu’un nouvel effort sollicite judicieusement mon physique. Je me
relève, je cours, plein est, longeant par l’intérieur le grillage d’enceinte du
périmètre de sécurité, toujours éclairé certes, mais toujours à l’abri du
faisceau direct de l’un des projecteurs. Trois cents mètres, quarante
secondes ? quarante-cinq ? Pas un tir, les Allemands étant sans doute
trop occupés à guetter l’hallali, la meute qui bientôt fera surgir le gibier du
bosquet. Après m’être approché ainsi par la bande au plus près du bunker de
contrôle, j’infléchis ma course, et me dirige droit vers lui. J’en suis à deux
cents mètres lorsque, éclairé brutalement par trois projecteurs, j’entre en pleine
lumière : applaudissements, c’est à moi de jouer.
Les deux bras levés au-dessus de ma tête, je continue à
avancer, d’une marche vive, disons 7,2 km/h, pour faire simple. Dix secondes,
vingt mètres : Stop ! (prononcez « chtop »). J’avance. Dix
secondes encore, quarante mètres : Halt ! Stop ! Toujours les
mains au-dessus de la tête, je marche encore dix secondes. Soixante mètres.
Trois hommes armés sortent du bunker, s’approchent de moi en courant, je
marche, vingt secondes : je suis à cent mètres du poste de contrôle, à dix
mètres d’eux. Ils me mettent en joue, je m’arrête, les mains obstinément en
l’air.
— Stop !
Stop ! (c’est de l’allemand, toujours).
— Je me
rends (ça, c’est du français).
Un soldat s’approche prudemment par la gauche, pour ne
pas couper la ligne de tir de ses camarades, dirige son fusil vers mon visage.
Lorsqu’il n’est plus qu’à deux mètres de moi, brusquement, ma main droite
descend vers ma ceinture, saisit mon pistolet automatique, tandis que ma main
gauche attrape le canon de son fusil, déséquilibrant violemment le soldat vers
l’avant. Cinq balles sont alors tirées, presque simultanément. La première,
celle du fusil que j’ai saisi, me frôle et me brûle la main. Les deux
suivantes, celles des deux autres soldats, sont interceptées par le corps du
premier lors de sa chute vers moi. Les deux dernières, en revanche, atteignent
parfaitement leurs cibles : les deux crânes allemands explosent coup sur
coup.
Je
poursuis. Athlétisme toujours. Épreuve combinée : soixante-dix mètres
course – lancer de grenade trente mètres. T’es le meilleur, Vaquette. C’est
parti. Champion du monde.
Je
cours, à fond. Cinq secondes, quarante mètres, la mitrailleuse reprend son tir,
à présent vers moi. Je zigzague, les balles se rapprochent, j’oblique, elles
s’éloignent. Soixante mètres, je dégoupille, je cours encore, dix mètres, je
lance, plonge à terre, une rafale me frôle, la grenade explose, la mitrailleuse
aussi. Je me relève, je cours, tout droit. Trois hommes sortent du bunker pour
activer la seconde mitrailleuse, et, à cet instant, je me dis, pratiquement
avec une larme de compassion, tiens, peut-être est-ce ceux-là qui ont
intercepté Stéphane, et si ce n’est eux, c’est donc leurs frères. Je tire trois
balles, ils s’écroulent. Dix mètres encore. Je dégoupille une grenade, la lance
dans le bunker, me jette à terre, attends, entends l’explosion, relève la
tête : autour de moi, personne.
En
contrebas, à cent mètres du bosquet, une dizaine d’hommes avec des chiens
s’approchent toujours d’Artémise. Je cours à la mitrailleuse. Elle est prévue
pour être utilisée par trois hommes – je les vaux bien. Je la dirige
approximativement vers ma cible, arme le magasin, tire. Sans lâcher la
gâchette, je vise en faisant pivoter le socle, un pied au sol. Deux hommes
tombent, les autres s’enfuient vers le camp. Le magasin livré à lui-même
s’enraye, mais les Allemands continuent de s’éloigner du bosquet – ça laissera
toujours un peu de temps à Bixente pour ramener Artémise.
Je
saute hors de la mitrailleuse, entre dans le bunker calciné, ouvre la porte qui
mène à la salle contenant le groupe électrogène, y lance un pain de plastic,
une grenade dégoupillée, referme la porte, sors, entends un bruit sourd
d’explosion, et la lumière du camp s’éteint.
Immédiatement
après, elle se rallume, dans un éclair, puis, s’éteint de nouveau, se rallume
encore, et disparaît définitivement.
Cela fait bien dix secondes que je ne cours plus,
non ? Allez, une série encore, et mon entraîneur sera fier de moi. C’est
reparti. Je sors du camp, suis la route dans l’obscurité jusqu’à la limite sud
sud-est du périmètre clos, cherche à tâtons la voiture que Bixente aurait dû
laisser là : rien. Je reviens sur mes pas, repars, cherche encore :
toujours rien.
— Vaquette,
c’est toi ?
— Non,
c’est Jean-Paul II, jeune. Artémise est là ?
— Oui.
— Elle
va comment ?
— Pas trop mal… Tristan… grâce à toi (sa voix hachée
semble démentir ses propos).
— T’inquiète pas, Artémise, tu vas t’en sortir. Bixente,
tu l’as garée où la voiture ?
— Là.
Je l’avais garée là.
— Qu’est-ce
que tu veux dire ?
— J’veux dire que si je r’trouve l’autre enculé, je l’bute.