— Écoute,
j’sais pas qui c’est ce toquard, mais il est bon à rien. À la kommandantur,
j’ai tout fait, tout seul. Lui, il est resté bien planqué à l’arrière, blanc
comme un linge. La seule fois où il s’est réveillé, ça a été pour buter de
sang-froid un pauvre gosse qu’avait pas vingt ans, désarmé, et qui s’était
rendu, la peur au ventre. Rien ou lui, c’est pareil, enfin non, rien c’est
mieux. Tu l’envoies trier des fiches à la Sécu, et tu nous refais un plan à
trois. J’en veux pas de ton m’sieur Victor.
— Bixente,
je ne sais pas ce qui s’est passé entre vous là-bas, je ne sais pas ce qu’il a
fait, ou pas fait, mais ce que je sais, c’est que je te fais confiance,
d’abord, mais aussi que tu n’en voulais pas avant même qu’il n’arrive. Je sais
surtout qu’entreprendre la mission à trois, cela veut nécessairement dire
supprimer celui des quatre qui coupe les barbelés, c’est-à-dire perdre deux à
trois minutes, et prendre le risque de tomber sur une patrouille qu’ils
enverront sûrement à la première explosion contre le bunker de contrôle, c’est
perdre l’effet de surprise si tu préfères. Tu sais bien comme moi que quatre,
ce n’est déjà pas assez.
— Tu
comprends pas. Je l’ai vu à l’œuvre. On sera trois, qu’il vienne ou pas, que tu
le veuilles ou pas.
— Bon.
Voilà ce que je te propose. On lui fait couper un des deux fils électriques,
c’est tout, simplement ça. Ça dégagera l’un de nous, moi, par exemple. C’est
moi qui attaquerai le bunker de contrôle, et je me débrouillerai pour vous
rejoindre. Au pas de course, ça devrait être faisable. Ça te va ?
— Bouais.
Ça roule. Cool.
— T’as
oublié no moule, facile, et trop fort le castor.
Nous
retournons à la voiture. J’ouvre la portière.
— Eh ! le héros, on a besoin de toi. À ton tour
d’aller voler une voiture, la grosse noire, là-bas.
Il me
regarde, cherchant quelque chose à dire que manifestement il ne trouve pas.
— On
t’attend ici. Fais-nous ça vite. Et bien.
— ok. Cool. J’y vais.
Cinq
minutes plus tard, Stéphane revient, à pied.
— C’est
pas possible. On peut pas l’ouvrir. Problem.
Là,
j’étais énervé, très énervé. Ah ! comme ils ont raison les Sex Pistols :
« I can see there’s something wrong with you, but what do you expect me to
do ? » Je
suis allé à la voiture, marchant tout droit, j’ai cassé d’un coup de poing la
vitre conducteur, ouvert la portière, arraché les fils, mis le contact,
démarré, roulé vers eux, stoppé :
— Montez.
Ils
montent. Je démarre.
— Ouais.
C’est sûr. Comme ça, tout le monde peut le faire.
J’ai
pilé.
— Sors.
Putain, le con, ça fait dix ans, dix ans depuis que je
me suis décidé à être celui auquel j’aspirais, dix ans que la colère n’a pas pu
m’emporter, dix ans que je n’avais, pas même pour un instant, perdu le contrôle
de moi-même. Je m’en voulais, bien sûr, mais aussi à lui, car tout de même, il
est des gens qui provoquent immanquablement la colère, c’est même l’une de
leurs deux seules défenses, l’autre étant à leur tour de crier, semblant ainsi
dire : tu vois, je ne vois pas même ce que tu me reproches, puisqu’au
final, nous sommes les mêmes.
J’ai
regagné mon calme. Très vite.
— Tu
vois le poteau électrique. Je voudrais que tu grimpes à son sommet.
— Pourquoi ?
— On n’est pas à la maternelle. Je ne vais pas te
répondre « parce que », ou « parce que je te le demande ». Grimpe.
— Admettons
que j’y arrive pas ?
— Grimpe
– the problem is you, what you gonna do ? Oui, les Sex Pistols ont définitivement raison.
— ok. D’accord. Problem. J’l’ai jamais
fait. Je sais pas l’faire. Ça change quoi ?
— Tout.
Tu nous as menti sur ça, tu nous as menti sur la voiture, pourquoi pas sur tout
le reste ? Bixente m’a dit que tu n’avais rien fait à la kommandantur.
— C’est
qui lui ? Y m’bave dessus ? Peut-être qu’il trouve que j’en fais pas
assez parce qu’il en fait trop ? Lui. Je voulais voir comment vous
bossiez. Avant de m’engager. Je l’ai déjà dit. ok ? J’ai vu. Ça me va. Cool. J’comprends aussi que vous
vouliez me voir à l’œuvre. Normal. No problem. Sauf qu’on n’a plus le temps. Ça
fait quatre ans que je fais des opérations commando. Ça je sais le faire.
Vautrin te l’a dit. La Résistance, je suis dedans. Depuis le début. J’ai été en
prison pour mes idées. Moi. Et toi ?
— C’est
quoi, tes idées ?
— Celles
qui font avancer la cause du peuple.
— Ah !
C’est pour ça que tu as buté de sang-froid un gosse qui probablement n’a jamais
choisi d’être ici, qui probablement n’a jamais choisi le nazisme, qui
probablement n’a jamais choisi la guerre, qui est certainement infiniment plus
une victime qu’un coupable ?
— Arrête. Les nazis, c’est tous les mêmes. Pas de
liberté pour les ennemis de la liberté. Pas de pitié pour les ennemis du
peuple. Direct. Contre le mur. À la mitrailleuse. On est là pour ça. Non ?
— Non.
— T’es
du côté de de Gaulle ? Des bourgeois ?
— Non
plus. Pas plus que nous ne sommes là pour débattre de sordides pitreries
politiques. J’ai des lecteurs qui m’attendent, moi.
— ok. Tu veux me virer. C’est ça ?
— J’y pense. Écoute. On va très bientôt risquer nos vies
dans une opération pour le moins délicate où l’à-peu-près n’aura jamais sa
place. Voilà, puisque tu ne sais pas grimper à un poteau électrique et qu’il
est hors de question que je t’emmène avec nous à l’intérieur du camp, il ne me
reste qu’à te confier la mission de détruire le bunker de contrôle. Si tu
échoues, quelle que soit l’excuse, la raison si tu préfères, la lumière se
rallumera sur nous, j’espère que tu comprends bien ce que cela veut dire. Ce
que j’attends de toi, c’est que tu m’affirmes, au fond des yeux, que tu as la
certitude de mener à bien ta mission, ou bien que tu abandonnes. Comprends-moi,
il serait infiniment plus courageux de ta part de m’avouer maintenant la
vérité, plutôt que de nous condamner à une mort certaine. Je te jure, sur nos
trois vies que tu sauverais ainsi, je suis solennel, non ? que cela
restera entre nous, et que jamais je ne t’en ferai le reproche. Attends, ne
réponds pas encore. Pèse bien ta responsabilité, elle est immense.
— ok. Je peux pas t’obliger à me croire.
Moi je sais. J’assure. Je comprends tes doutes. J’ai merdé pour la voiture. J’ai
pas voulu faire de bruit en cassant la vitre. J’ai menti pour le poteau. C’est
vrai. À la kommandantur, j’ai été en retrait. ok.
Je t’ai dit pourquoi. Ça change rien à ce que j’ai fait. Avant. Tu sais que c’est
pas rien. Personne m’a forcé à accepter cette mission. Je veux la faire. Ça va
rouler. Yeux dans les yeux. No problemo. Je te rassure.
Digression
Petit
jeu.
J’ai
accepté de lui confier la mission, parce que je suis :
a)
Pragmatique. Je n’avais pas vraiment le choix, le risque à trois me semblant
plus grand encore.
b) Poli. Ou trop lâche pour le froisser, pour l’attaquer
de front, prendre le risque d’un esclandre, supporter une colère.
c)
Servile. Il m’avait été imposé par le général d’Astignac qui représente
l’autorité.
d)
Naïf. Je crois en ce qu’on me raconte. Peut-être aussi suis-je trop peu
imaginatif, insuffisamment méfiant, pour penser que l’on puisse s’inventer une
telle biographie, que la mythomanie puisse si naturellement se marier à
l’incompétence.
e)
Un homme de principe. Je crois au-delà de tout, profondément, qu’il ne peut
exister de liberté sans responsabilité, que c’est à Stéphane seul qu’il
appartient de dire s’il est capable ou non d’une telle mission.
f)
Fan de l’inspecteur Harry. Je pense que l’homme sage est celui qui connaît ses
limites.
Ami lecteur, envoie ta réponse à l’éditeur qui
transmettra.
Fin de la digression
Nous sommes remontés dans la voiture, et Bixente n’a
fait aucun commentaire lorsque j’ai annoncé ma décision et distribué les trois
autres rôles. Il coupera le fil côté nord, moi, côté sud, avant de rejoindre
Artémise qui ouvrira la brèche dans les barbelés, et qui transportera la bombe
magnétique. Nous attaquerons alors tous les trois le centre de recherche, selon
le plan prévu. Je vérifiai une dernière fois que tous savaient parfaitement ce
qu’ils avaient à faire, proposai à nouveau à Stéphane, sans succès, à peine un
peu d’agacement, de se désister, et, un quart d’heure avant minuit, nous
attendions, fin prêts, chacun à notre poste, le douzième coup de minuit d’un
clocher que l’on entendait régulièrement sonner au loin.