Chapitre 18
:
Les Sex Pistols ont bien raison

— Écoute, j’sais pas qui c’est ce toquard, mais il est bon à rien. À la kommandantur, j’ai tout fait, tout seul. Lui, il est resté bien planqué à l’arrière, blanc comme un linge. La seule fois où il s’est réveillé, ça a été pour buter de sang-froid un pauvre gosse qu’avait pas vingt ans, désarmé, et qui s’était rendu, la peur au ventre. Rien ou lui, c’est pareil, enfin non, rien c’est mieux. Tu l’envoies trier des fiches à la Sécu, et tu nous refais un plan à trois. J’en veux pas de ton m’sieur Victor.

— Bixente, je ne sais pas ce qui s’est passé entre vous là-bas, je ne sais pas ce qu’il a fait, ou pas fait, mais ce que je sais, c’est que je te fais confiance, d’abord, mais aussi que tu n’en voulais pas avant même qu’il n’arrive. Je sais surtout qu’entreprendre la mission à trois, cela veut nécessairement dire supprimer celui des quatre qui coupe les barbelés, c’est-à-dire perdre deux à trois minutes, et prendre le risque de tomber sur une patrouille qu’ils enverront sûrement à la première explosion contre le bunker de contrôle, c’est perdre l’effet de surprise si tu préfères. Tu sais bien comme moi que quatre, ce n’est déjà pas assez.

— Tu comprends pas. Je l’ai vu à l’œuvre. On sera trois, qu’il vienne ou pas, que tu le veuilles ou pas.

— Bon. Voilà ce que je te propose. On lui fait couper un des deux fils électriques, c’est tout, simplement ça. Ça dégagera l’un de nous, moi, par exemple. C’est moi qui attaquerai le bunker de contrôle, et je me débrouillerai pour vous rejoindre. Au pas de course, ça devrait être faisable. Ça te va ?

— Bouais. Ça roule. Cool.

— T’as oublié no moule, facile, et trop fort le castor.

Nous retournons à la voiture. J’ouvre la portière.

— Eh ! le héros, on a besoin de toi. À ton tour d’aller voler une voiture, la grosse noire, là-bas.

Il me regarde, cherchant quelque chose à dire que manifestement il ne trouve pas.

— On t’attend ici. Fais-nous ça vite. Et bien.

ok. Cool. J’y vais.

Cinq minutes plus tard, Stéphane revient, à pied.

— C’est pas possible. On peut pas l’ouvrir. Problem.

Là, j’étais énervé, très énervé. Ah ! comme ils ont raison les Sex Pistols : « I can see there’s something wrong with you, but what do you expect me to do ? » Je suis allé à la voiture, marchant tout droit, j’ai cassé d’un coup de poing la vitre conducteur, ouvert la portière, arraché les fils, mis le contact, démarré, roulé vers eux, stoppé :

— Montez.

Ils montent. Je démarre.

— Ouais. C’est sûr. Comme ça, tout le monde peut le faire.

J’ai pilé.

— Sors.

Putain, le con, ça fait dix ans, dix ans depuis que je me suis décidé à être celui auquel j’aspirais, dix ans que la colère n’a pas pu m’emporter, dix ans que je n’avais, pas même pour un instant, perdu le contrôle de moi-même. Je m’en voulais, bien sûr, mais aussi à lui, car tout de même, il est des gens qui provoquent immanquablement la colère, c’est même l’une de leurs deux seules défenses, l’autre étant à leur tour de crier, semblant ainsi dire : tu vois, je ne vois pas même ce que tu me reproches, puisqu’au final, nous sommes les mêmes.

J’ai regagné mon calme. Très vite.

— Tu vois le poteau électrique. Je voudrais que tu grimpes à son sommet.

— Pourquoi ?

— On n’est pas à la maternelle. Je ne vais pas te répondre « parce que », ou « parce que je te le demande ». Grimpe.

— Admettons que j’y arrive pas ?

— Grimpe – the problem is you, what you gonna do ? Oui, les Sex Pistols ont définitivement raison.

ok. D’accord. Problem. J’l’ai jamais fait. Je sais pas l’faire. Ça change quoi ?

— Tout. Tu nous as menti sur ça, tu nous as menti sur la voiture, pourquoi pas sur tout le reste ? Bixente m’a dit que tu n’avais rien fait à la kommandantur.

— C’est qui lui ? Y m’bave dessus ? Peut-être qu’il trouve que j’en fais pas assez parce qu’il en fait trop ? Lui. Je voulais voir comment vous bossiez. Avant de m’engager. Je l’ai déjà dit. ok ? J’ai vu. Ça me va. Cool. J’comprends aussi que vous vouliez me voir à l’œuvre. Normal. No problem. Sauf qu’on n’a plus le temps. Ça fait quatre ans que je fais des opérations commando. Ça je sais le faire. Vautrin te l’a dit. La Résistance, je suis dedans. Depuis le début. J’ai été en prison pour mes idées. Moi. Et toi ?

— C’est quoi, tes idées ?

— Celles qui font avancer la cause du peuple.

— Ah ! C’est pour ça que tu as buté de sang-froid un gosse qui probablement n’a jamais choisi d’être ici, qui probablement n’a jamais choisi le nazisme, qui probablement n’a jamais choisi la guerre, qui est certainement infiniment plus une victime qu’un coupable ?

— Arrête. Les nazis, c’est tous les mêmes. Pas de liberté pour les ennemis de la liberté. Pas de pitié pour les ennemis du peuple. Direct. Contre le mur. À la mitrailleuse. On est là pour ça. Non ?

— Non.

— T’es du côté de de Gaulle ? Des bourgeois ?

— Non plus. Pas plus que nous ne sommes là pour débattre de sordides pitreries politiques. J’ai des lecteurs qui m’attendent, moi.

ok. Tu veux me virer. C’est ça ?

— J’y pense. Écoute. On va très bientôt risquer nos vies dans une opération pour le moins délicate où l’à-peu-près n’aura jamais sa place. Voilà, puisque tu ne sais pas grimper à un poteau électrique et qu’il est hors de question que je t’emmène avec nous à l’intérieur du camp, il ne me reste qu’à te confier la mission de détruire le bunker de contrôle. Si tu échoues, quelle que soit l’excuse, la raison si tu préfères, la lumière se rallumera sur nous, j’espère que tu comprends bien ce que cela veut dire. Ce que j’attends de toi, c’est que tu m’affirmes, au fond des yeux, que tu as la certitude de mener à bien ta mission, ou bien que tu abandonnes. Comprends-moi, il serait infiniment plus courageux de ta part de m’avouer maintenant la vérité, plutôt que de nous condamner à une mort certaine. Je te jure, sur nos trois vies que tu sauverais ainsi, je suis solennel, non ? que cela restera entre nous, et que jamais je ne t’en ferai le reproche. Attends, ne réponds pas encore. Pèse bien ta responsabilité, elle est immense.

ok. Je peux pas t’obliger à me croire. Moi je sais. J’assure. Je comprends tes doutes. J’ai merdé pour la voiture. J’ai pas voulu faire de bruit en cassant la vitre. J’ai menti pour le poteau. C’est vrai. À la kommandantur, j’ai été en retrait. ok. Je t’ai dit pourquoi. Ça change rien à ce que j’ai fait. Avant. Tu sais que c’est pas rien. Personne m’a forcé à accepter cette mission. Je veux la faire. Ça va rouler. Yeux dans les yeux. No problemo. Je te rassure.

Digression

Petit jeu.

J’ai accepté de lui confier la mission, parce que je suis :

a) Pragmatique. Je n’avais pas vraiment le choix, le risque à trois me semblant plus grand encore.

b) Poli. Ou trop lâche pour le froisser, pour l’attaquer de front, prendre le risque d’un esclandre, supporter une colère.

c) Servile. Il m’avait été imposé par le général d’Astignac qui représente l’autorité.

d) Naïf. Je crois en ce qu’on me raconte. Peut-être aussi suis-je trop peu imaginatif, insuffisamment méfiant, pour penser que l’on puisse s’inventer une telle biographie, que la mythomanie puisse si naturellement se marier à l’incompétence.

e) Un homme de principe. Je crois au-delà de tout, profondément, qu’il ne peut exister de liberté sans responsabilité, que c’est à Stéphane seul qu’il appartient de dire s’il est capable ou non d’une telle mission.

f) Fan de l’inspecteur Harry. Je pense que l’homme sage est celui qui connaît ses limites.

Ami lecteur, envoie ta réponse à l’éditeur qui transmettra.

Fin de la digression

Nous sommes remontés dans la voiture, et Bixente n’a fait aucun commentaire lorsque j’ai annoncé ma décision et distribué les trois autres rôles. Il coupera le fil côté nord, moi, côté sud, avant de rejoindre Artémise qui ouvrira la brèche dans les barbelés, et qui transportera la bombe magnétique. Nous attaquerons alors tous les trois le centre de recherche, selon le plan prévu. Je vérifiai une dernière fois que tous savaient parfaitement ce qu’ils avaient à faire, proposai à nouveau à Stéphane, sans succès, à peine un peu d’agacement, de se désister, et, un quart d’heure avant minuit, nous attendions, fin prêts, chacun à notre poste, le douzième coup de minuit d’un clocher que l’on entendait régulièrement sonner au loin.