Le lendemain, en début d’après-midi, nous étions en
route, Artémise, Bixente et moi, pour visiter les abords du site, jeter un coup
d’œil à la rivière, repérer la départementale, et tenter de découvrir leur système
d’alimentation électrique.
Le
résultat de nos pérégrinations fut peu encourageant. La rivière était un
torrent jalonné de rochers et de tourbillons, le périmètre à découvert, composé
de gros cailloux, de petits blocs de pierre, de crevasses, de talus, était
simplement infranchissable par un véhicule, même tout-terrain, à l’exception
peut-être d’un char – tiens, ça, c’est une idée – et, comme d’Astignac me
l’avait précisé, il n’offrait aucun abri à un homme à pied, si ce n’est le
bosquet dont il m’avait parlé. Nous ne découvrîmes enfin aucun fil électrique
susceptible d’alimenter leur installation, les câbles autour et au-dessus de la
rivière semblaient surgir de nulle part, et la seule ligne du périmètre, celle
qui longeait la départementale, semblait suivre son cours sans jamais être
dérivée.
Malgré
cela, et comme je l’avais prédit, mes deux compagnons étaient extrêmement
enthousiastes, Artémise surtout, ravie de la reconnaissance officielle dont
nous gratifiait le gouvernement de la France libre. Elle examinait avec fierté
la médaille que j’exhibais en souriant – elle aura bientôt la même – tandis que
le futur lieutenant Majakovic ronchonnait des « quand je pense que j’ai
failli être réformé P4 ».
Tous
deux voyaient en revanche d’un mauvais œil l’arrivée dans notre équipe d’un
parachuté de la dernière minute, craignant qu’il ne brise l’harmonie que nous
avions su préserver si longtemps, et qui nous avait fait jusque-là tout
réussir. Moi, mon sentiment était très différent, il ressemblait, si on doit absolument
mettre un mot dessus, au trac.
Digression
— Je
n’ai jamais eu le trac.
— Ne
t’inquiète pas, cela vient avec le talent.
Fin de la digression
Je
me disais, sans coquetterie, mais avec une absolue sincérité, que nous allions
tomber sur un homme qui nous serait fatalement supérieur, et que nos
opérations, certes sympathiques, réelles et efficaces, mais simplement à notre
échelle – car après tout, Stalingrad, Midway ou El-Alamein, ce n’était tout de
même pas nous – allaient nous révéler pour ce que nous étions : petits,
tout petits, trop petits. Je le répète, ce sentiment était absolument sincère,
et peut sembler en totale contradiction avec ma mégalomanie apparente,
affichée, il n’en est rien bien sûr, c’est même l’exact contraire.
Digression
La
mégalomanie est, strictement, la surestimation de ses capacités. Conséquemment,
je n’ai jamais été mégalomane. En revanche, souvent ai-je été exigeant,
d’autant exigeant que, naïvement sûrement, depuis longtemps déjà, j’ai cru à ce
que l’on me racontait (il est vrai, de moins en moins, ou, plus exactement,
avec de plus en plus de lucidité, de distance, d’ironie) : la grandeur des
grands hommes, des grandes idées, des grandes institutions, que sais-je
encore ? Alors, me sentant dans ma réalité infiniment moins valeureux que
ce qu’exigeait, que ce qu’exigerait tant de grandeur, j’ai tendu tout mon être,
modestement, oui, modestement, vers un idéal de perfection, de progression
constante du moins. Là où le doute, pour certains, peut être une source
d’inhibition, moi, il m’a toujours poussé à la lutte, par orgueil bien sûr,
aussi par la conscience, peut-être seulement par la croyance apprise, de ce que
devait être l’homme, et qu’il n’est jamais, ou si rarement.
Depuis
dix ans – c’est une note pour l’attaché(e) de presse – je n’ai écrit qu’une
chose : la dichotomie entre l’Homme, dans sa grandeur, et les hommes, dans
leur réalité, et puis aussi, pour faire pendant à une digression du chapitre
11, le doute, mais finalement, n’est-ce pas la même chose ?
Fin de la digression
Nous
étions là pour préparer la réunion du lendemain avec Victor Hugo, certain que
j’étais qu’il nous rejoindrait avec en tête un plan d’action minutieusement
réfléchi, forcément judicieux, pertinent et opérationnel, et qu’il était hors
de question que je me trouve en reste.
— Bon,
faisons le point. Arriver jusqu’aux barbelés en voiture, c’est impossible. À
pied, de jour, comme de nuit si on ne coupe pas leurs projecteurs, c’est
suicidaire. D’accord ? Bien, je vois donc quatre possibilités. La
première, c’est de descendre la rivière à la nage, de passer sous l’eau
lorsqu’on croise les filins électrifiés, et de placer nos armes dans des
containers étanches. L’avantage, c’est que cela nous fait arriver directement à
la limite du camp, et à cinquante mètres du bunker.
Digression
Alors, ami lecteur ? Il n’est pas utile le dessin
que Vaquette t’a fait faire au chapitre précédent ? Et lui en as-tu envoyé
une copie d’ailleurs ? Non ? Eh bien, qu’attends-tu ? –
Faignant.
Fin de la digression
— Derrière une clôture électrifiée probablement reliée à
une alarme. De toute façon, vu le courant, sans jeu de mots, de la rivière, si
nous ne mourons pas noyés, si nous ne nous écrasons pas la tête contre un
rocher, nous n’avons aucune chance de nous arrêter au bon endroit, miraculeusement
à un mètre du rivage, sans toucher la clôture, pour ouvrir tranquillement notre
container que nous aurons d’ailleurs depuis longtemps perdu au fil de l’eau, et
en extirper les pinces pour sectionner les fils électriques. Deuxième
possibilité, mon cher Tristan ?
Digression
C’est
Artémise qui vient de me répondre. Elle parle un français correct, souvent même
châtié, et me nomme Tristan, ou cher Tristan. Bixente, lui, utilise un langage
plus familier, à la limite de la correction littéraire, parfois illustré de
quelques insultes, et il m’appelle Vaquette. Voilà, comme ça, c’est plus
facile, et cela évite les « dit alors Artémise » et autres
« rétorqua Bixente », aussi relous qu’une didascalie.
Fin de la digression
— On
vole un char, on traverse tout droit la zone à découvert, on roule sur le
double rideau de barbelés, et on continue jusqu’au fossé que nous n’avons plus
qu’à franchir, à pied.
— C’est
mieux. Mais à ce compte-là, cher Tristan (là, j’en rajoute exprès, mais c’est
pour que vous compreniez bien), je pense qu’il y aurait une hypothèse
infiniment plus simple : prendre la route, et défoncer la barrière
d’entrée. Trois objections pourtant. Sais-tu conduire un char ?
— J’apprendrai.
Vite. Je suis normalien, n’est-il pas ?
— Eh
oui ! T’as tout faux Vaquette. T’aurais dû faire Saint-Cyr pour les
études, et kayak en eau vive pour le sport !
— Merci
du conseil Bixente (vous l’aviez reconnu, non ?). Deuxième objection,
Artémise ?
— La sortie du char. Elle est pour le moins périlleuse,
tant il sera aisé pour les Allemands de l’attendre afin de nous mettre
tranquillement en joue.
— On a
vu pire. Troisième objection.
— Où
donc voler le char ? Et comment faire pour le mener jusqu’au camp sans
être interceptés ?
— La
caserne allemande la plus proche est ici, à soixante kilomètres du centre de
recherche. On prend la route, et on fonce.
— Mais
Tristan, y penses-tu ? L’alerte sera donnée en dix minutes tout au plus, à
soixante kilomètres heure, cela nous donne…
— Dix
kilomètres de latitude.
— Et
non soixante, n’est-ce pas ?
— Bon
d’accord. On cache le char chez un garagiste, on le repeint, on maquille les
plaques, et on repart le lendemain avec une fausse carte grise.
— Sérieusement
Tristan, nous risquons ainsi de perdre beaucoup de temps pour ne gagner rien, si
ce n’est des soucis. Et puis, s’il faut dire la vérité, j’ai une mauvaise
intuition. Même grandement blindé, un véhicule n’est pas invulnérable, en
revanche, il peut se révéler un piège terrible, et qui nous priverait de ce
qu’après tout, nous savons faire de mieux : être réactif, adaptable et
rapide. Pour achever ma pensée, je dirais que, faute d’alternative, je
t’accorde un oui du bout des lèvres, mais que je reste dans l’attente de tes
autres propositions.
— J’suis
d’accord avec la dame, j’le sens pas non plus ton truc.
— Troisième
possibilité, donc. On pénètre le plus légalement du monde à l’intérieur du
bunker avec de faux papiers et des uniformes ss.
— Et tu
apprends l’allemand sans accent en deux jours, puisque tu es normalien, quant à
nous, qui n’avons pas cette chance, pardon, ce privilège, il nous faudra bien
compter toute une semaine entière, je le crains, pour devenir absolument
polyglottes.
— Eh
bien soit. Nous serons la milice, ou des ingénieurs français venus les épauler.
— Alors
là, on est sûrs de rester à la porte, parce que les Français, collabos ou pas,
y s’en battent les couilles.
— Il a
raison Tristan. Tout cela n’est pas sérieux. Ce que tu proposes, c’est une
mission d’infiltration qui n’est pas pour nous, et qui, de toute façon, ne se prépare
pas en quelques jours. À tout prendre, je choisis le char. Dernière
proposition ?
— Dans
trois jours, le 3 avril, pour le troisième anniversaire de notre rencontre avec
toi, Artémise, c’est la nouvelle lune. Si nous trouvons un moyen de neutraliser
leur installation électrique, cette mission, dans l’obscurité la plus totale, à
pied, par le terrain de rocaille, devient largement à notre portée, non ?
— Certes. Mais comment trouverons-nous le moyen de
neutraliser leur installation électrique ?
— Simplement en regardant les plans techniques détaillés
du site que l’on va aller voler à la kommandantur, en y pénétrant de la même
façon d’ailleurs que la dernière fois. En un an, ils ont sûrement déjà dû
oublier.
— Et
bien sûr, rien ne t’échappe des subtilités de la technique militaire
germanique, puisque tu es normalien.
— Disons
qu’en l’état, peut-être persiste-t-il quelques failles dans mon appréhension du
sujet, mais que sûrement je saurai les combler rapidement, et brillamment
aussi, puisque normalien, donc.
— Admettons,
Tristan, et ensuite ?
— Ensuite, la même nuit, pour être bien certains qu’ils
n’aient pas le temps de modifier leur installation, on fonce sur place, ce qui
me donne quatre-vingt-dix kilomètres, disons une heure, pour me pencher sur les
plans, trouver une solution pour couper le courant au moins trente minutes, et
identifier le moyen de pénétrer dans le bunker. Ensuite, on improvise, mais ça,
on a l’habitude. Au pire, en dernier recours, on peut toujours détruire à la
hussarde le centre de contrôle situé sur la colline, couper les projecteurs, et
attaquer le bunker dans le noir, au besoin par la porte d’entrée.
— C’est
ça, et une petite pipe, tu veux pas aussi ?
— Bixente ! ton langage est déplacé, mais tu as
raison pourtant. Oui, Tristan, il est impératif de couper les projecteurs avant
toute opération, sinon elle se révélerait suicidaire, tu l’as toi-même
d’ailleurs concédé tout à l’heure.
— Et
alors ? Nous sommes des héros, non ? De toute façon, impossible n’est
pas français, et d’autant moins vaquettien : avec les plans, je trouverai
une solution. Je trouve toujours une solution. Artémise ?
— Je te
fais confiance. J’accepte.
— Bixente ?
— Ouais,
vendu. On va les niquer.
Alors Vaquette ?
mégalomane, ou simplement ambitieux ?