— La
troisième et dernière chose qui nous amène en ces lieux est celle-ci. Je suis
chargé de vous proposer une mission. Une mission d’une rare importance, d’une
difficulté immense, une mission urgente, délicate, probablement déterminante
quant à l’issue du conflit, une mission apparemment insurmontable, pour tous
certainement, peut-être pas pour vous, du moins est-ce notre espoir.
Les Allemands s’apprêtent à mettre au point un missile
révolutionnaire à très longue portée dont la précision pourrait atteindre cinq
mètres après mille kilomètres de vol. Je suppose qu’il est inutile de vous
décrire ce que simplement quelques centaines de ces engins judicieusement
dirigés pourraient faire comme dégâts. Contrairement à l’idée commune, la
guerre est loin d’être gagnée, et les Allemands savent que tous leurs espoirs
résident dans la mise au point de telles armes qui, à elles seules, pourraient
faire basculer le conflit. D’après le peu d’informations que nous avons pu
réunir, le projet étant bien sûr développé dans le plus grand secret, la mise
au point d’un premier prototype opérationnel serait imminente, il s’agirait
d’une question de semaines, peut-être même de jours. Nous avons, pendant près
d’un an, cherché à localiser le projet en Allemagne, avant de nous rendre
compte qu’il était sous notre nez, à quatre-vingts kilomètres d’ici, là
exactement (il me tend une carte d’état-major, quelques plans et plusieurs
photos aériennes).
Comme vous pouvez le constater sur ces photos, il s’agit
d’un immense bunker enterré qui rend tout bombardement aérien inutile. De plus,
leur système de défense est extrêmement, et ingénieux, et conséquent, ce qui
nous a interdit toute opération terrestre jusqu’à présent. Bien sûr, nous
pourrions attendre qu’ils sortent un premier prototype du bunker afin de le
tester, et le détruire alors par un bombardement immédiat et massif, mais,
outre que cette solution est aléatoire, elle risque surtout d’être infiniment
trop tardive, le projet ayant de grandes chances d’être alors pratiquement
finalisé.
Digression
Ami
lecteur, prends un papier, un crayon, et, à partir de maintenant, fais un petit
dessin de ce qui va suivre, cela devrait beaucoup t’aider lors des prochains
chapitres. Et puis, envoies-en aussi une copie à l’IndispensablE qui fera, sur
www.vaquette.org, un concours du dessin le plus réussi.
Fin de la digression
— Revenons
à leur système défensif. Le bunker souterrain est entouré d’un fossé de cinq
mètres de large rempli d’eau sur une profondeur que nous ne pouvons déterminer
sur les vues aériennes. Le tout est situé dans l’enceinte d’un camp militaire
dans lequel réside en permanence une cinquantaine d’hommes chargés de sa
protection, et clos par une double rangée de barbelés. Jusque-là, rien qu’un
commando d’élite tel que le vôtre ne puisse franchir. Là où les choses se
compliquent, c’est que ce camp est lui-même protégé. À l’ouest, par une rivière
qui alimente le fossé, d’une largeur de quinze mètres, et d’une profondeur de
cinq mètres par endroits en cette saison où des courants très vifs la rendent
non navigable, même par une embarcation individuelle ; le long des deux
rives, ainsi que transversalement cinquante mètres en amont et en aval du camp,
des filins électrifiés achèvent d’interdire tout passage. À l’est, au nord et
au sud, sur une distance de cinq cents mètres, par un terrain de rocaille non
carrossable et totalement à découvert, n’offrant pour seul abri, ici, à cent
mètres au sud sud-est du camp que deux arbres et quelques buissons sur une
vingtaine de mètres carrés. Peut-être y dissimulent-ils un accès de secours au
bunker ? peut-être est-ce simplement un leurre, un défi digne d’un esprit
comme le vôtre, qui semble suggérer : venez, osez, vous pourrez toujours
vous cacher là, simplement là, cela serait drôle, non ?
Ajout
Ami
lecteur, pour réaliser ton dessin parfaitement à l’échelle, il te manque encore
quelques informations, les voici. Le bunker de recherche est un rectangle
orienté nord-sud de 400 mètres carrés (28,51 sur 14,03 mètres). Le camp est un
carré de 68,14 mètres de côté. Le périmètre à découvert, enfin, est lui aussi
un carré (la précision est utile) de 500 mètres de côté (mais ça, tu l’as déjà
noté).
Fin de l’ajout
— Vous
n’êtes toujours pas dissuadé ? Je continue. La clef de voûte de leur système
de défense, la voici. Le terrain est en pente. À trois cents mètres à l’est du
camp, dans le périmètre à découvert, il y a une colline qui domine et contrôle
les alentours. À son sommet, un nouveau bunker de dix mètres carrés enterré.
Autour et dessus, deux mitrailleuses pivotant à trois cent soixante degrés sur
leur socle, et une batterie dca
puissante qui rend toute opération aéroportée suicidaire, enfin, surtout, vous
écoutez encore ? une vingtaine de projecteurs mobiles de grande puissance,
qui, de nuit, éclairent comme en plein jour la totalité du périmètre jusqu’à la
rive opposée de la rivière. J’ajoute, comme nous le voyons sur cette photo, que
le camp possède au nord une unique entrée, protégée par une barrière, un poste
de garde et deux miradors, reliée au monde par cette seule route qui rejoint,
ici, derrière la colline, cette départementale. Bien sûr, l’ensemble du
périmètre à découvert est clos pour éviter les éventuels
« touristes », mais cela est évidemment un détail pour vous, un point
de détail, non ?
Une
information importante encore. Aucune de nos observations ne nous a laissé
entrevoir le moindre fil électrique. Par où est alimentée leur
installation ? personne ne peut nous le dire. En revanche, nous avons la
quasi-certitude que cette réponse, ainsi que beaucoup d’autres, se trouve sur
les plans techniques détaillés du site qui sont conservés dans le coffre-fort
de la kommandantur régionale que vous connaissez bien pour l’avoir investie
déjà à deux reprises.
Votre
mission, si vous l’acceptez, consiste à poser sur le missile une bombe à
retardement qui, une fois placée magnétiquement sur sa cible, ne peut être
retirée sans exploser. Sa charge, additionnée à celle du missile, devrait
suffire à détruire la totalité du centre de recherche de l’intérieur avec ses
occupants, et, par là même, les espoirs de réussite du programme allemand.
Comment pénétrer dans le périmètre de sécurité, puis, dans le camp et dans le
bunker, vous l’avez compris je pense, je n’en ai absolument aucune idée, si tant
est que cette idée existe.
Dans
l’hypothèse où vous accepteriez, je vous adjoindrais pour vous seconder un
homme d’élite qui nous a rejoints à Londres il y a quelques mois, et qui,
auparavant, avait signé, sous le nom de Victor Hugo, seul ou avec différents
groupes d’action, dont certains issus des réseaux communistes, quelques
opérations d’éclat dont le prestige et l’héroïsme vous sont sûrement parvenus
jusqu’aux oreilles (il me cite alors une dizaine de missions parmi les plus
brillantes que la Résistance française – et moi-même – ait connues).
Enfin, toujours dans l’hypothèse où vous accepteriez,
nous vous fournirions la bombe, des explosifs, tout l’armement que vous jugerez
nécessaire, ainsi qu’un rapatriement sur Londres par avion la nuit même de votre
opération, la nuit suivante si vous décidiez d’intervenir de jour, puisque,
avec vous, sans doute, tout est possible, peut-être même cette mission. Je vous
laisse réfléchir, en discuter avec vos compagnons d’armes, et vous attends ici,
demain soir, pour me donner votre réponse de vive voix.
— Inutile.
La réponse est oui, bien sûr.
— Vous
ne demandez pas l’avis de M Legrand, de M. Majakovic ?
— Je
jure qu’ils sont d’accord. De toute façon, une femme et un immigré, ça n’a pas
le droit de vote, ça ferme sa gueule.
Il
sourit.
— Faites
attention à vous, à la Libération, on pourrait bien vous fusiller pour moins
que ça.
— Vous
croyez ?
— Non,
j’espère que non. Ah ! une dernière chose, que vous allez juger ridicule.
La France est fière de vous. Riez. À titre personnel, je suis heureux de vous
avoir rencontré. Bonne chance. À bientôt.
Il ne me pince pas l’oreille, tant mieux. Moi, je lui
serre la main, non sans lui avoir préalablement demandé de nous envoyer,
après-demain soir, son héros, poète romantique et pompier, avec la bombe, les
explosifs et les armes. Deux hommes, deux autres, me raccompagnent chez moi, ma
médaille, mes galons, les plans et les photos dans la poche, et, dans la tête,
une seule idée : le lieutenant Vaquette est pas dans la merde.