Chapitre 12
:
Lieutenant Vaquette se la pète

Vingt-sept mois plus tard

Vingt-sept mois plus tard.

Digression

Nous sommes donc fin mars 44, et je ne voudrais faire injure à personne en signalant combien la situation a profondément changé en trois ans. D’actes individuels rares, la Résistance est devenue, sous l’impulsion de l’entrée en guerre de l’urss et des réseaux communistes, de la pression du sto qui pousse de nombreux réfractaires au maquis, de la victoire certaine qui n’est plus qu’une question de mois, pour être précis quinze pour le front européen, de la peur des représailles aussi, une affaire plus démocratique, j’entends comme Leclerc ou Carrefour démocratisent la consommation, alors que déjà point l’heure de la résistance Leader Price.

Fin de la digression

Je rentre chez moi, seul, à pied, la nuit et le couvre-feu tombés. Deux hommes me suivent. J’accélère, ils accélèrent. Je m’arrête, ils se rapprochent. Je repars, pénètre sous un porche, attends, vois apparaître le premier, front kick pleine face. Mon pied se repose, doucement, mon bras droit se détend, plus vivement, et mon pistolet frappe le second au visage. Ils s’écroulent tous les deux au milieu de la rue déserte. Je pointe mon arme sur eux.

— Vous désirez messieurs ?

— Reste calme, on est du même camp.

— Dachau ? Auschwitz ? J’y suis, mes vacances l’an dernier à Buchenwald, ou bien à Marmara, je ne sais pas, je ne sais plus.

Mon humour, pourtant d’un rare à-propos, ne semble pas vouloir les dérider, mais alors, pas du tout.

— Attends, attends, on est du même bord. On est venus te chercher parce que quelqu’un d’important veut te voir.

Pourquoi me tutoie-t-il cet homme ? Autant que je sache, nous n’avons pas gardé les Juifs ensemble. Passons.

— Qui ? Pourquoi ?

— Nous ne sommes pas habilités à divulguer cette information. Disons, quelqu’un d’important, qui vient spécialement de Londres pour te voir.

Alors là, Vaquette, je te préviens tout de suite, si tu nous fais apparaître de Gaulle, Churchill, ou David Beckam, j’écris à l’éditeur pour me plaindre.

— On peut se relever ?

— Doucement alors, sans geste brusque. Qui me dit que vous n’appartenez pas à la milice ou à un service allemand ?

— Nous ne sommes venus qu’à deux, et pour parler.

— Bingo ! Bonne réponse ! Vous restez dans le Loft, vous n’êtes pas le maillon faible, vous gagnez des millions, et… et… grâce à nos partenaires la Sabena et le Rail allemand – oui, ami immigré, avec la Sabena, tu y serais déjà (dans ton pays, ou étouffé sous un oreiller), avec le Rail allemand, ami Juif, t’es plus vite dans les camps – une cuisine équipée d’une valeur de 9999,99 euros avec réfrigérateur, four traditionnel et caisson Zyklon B – vous aimez les chiens ?

Digression

Le mal des transports est déterminé par l’incapacité qu’a le cerveau de concilier deux informations apparemment contradictoires (je suis à l’arrêt dit l’œil, l’oreille interne, je suis en mouvement).

Fin de la digression

Les deux messieurs vont vomir : ce ne peut-être ce sale gosse, ce bouffon puéril qu’ils recherchent, et pourtant, ce doit bien être lui puisqu’ils n’ont fait qu’obéir aux ordres, strictement. Ils restent cois. Cela me détermine, la curiosité aidant, à rencontrer leur général – ah ! non Vaquette, pas de Gaulle, je t’ai prévenu.

— Sommes-nous partis messieurs ?

(Pas de réponse.)

— Oh ! Oh ! On se réveille ! On y va ?

Ils sont perdus, les pauvres :

— C’est par là.

— Passez devant, je préfère.

Quelques centaines de mètres plus tard, nous rejoignons leur véhicule.

— La destination est secrète, il faut que nous vous (ah ! du progrès, l’autorité naturelle sans doute) bandions les yeux durant le voyage.

— C’est ça ! et puis après colin-maillard, on jouera au docteur, touche-toi. J’ai passé l’âge, messieurs, de me déguiser en agent secret, pour de faux du moins. Si nous sommes du même camp, du même bord – je reprends vos termes – il n’est nul besoin de me bander les yeux, pas plus que de perdre ici un temps précieux, pour moi j’entends. Nous partons ? ou je m’en vais.

Nous partons.

Après un long moment, nous arrivons enfin dans un maquis où une vingtaine d’hommes nous attendent, au centre desquels trône un militaire impeccablement sanglé dans son uniforme de général, très grand, les cheveux grisonnants, très courts, le dos droit, rigide, le ventre plat, une ligne qui évoque tout entière la puissance, et, autant Bixente a un physique exceptionnel déterminé par le cercle et sur lequel il semble que l’on puisse rebondir, lui, au contraire, est généré par les angles – sur lui, on ne peut que se briser. Au milieu de vingt hommes, on ne voit que lui, ils pourraient être cent. Alors, soudain, et c’est tout moi, je me sens tout petit, rajeuni de dix ans, honteux aussi d’avoir joué avec ses hommes une partie gagnée d’avance, avec tant d’arrogance, tant de facilité, de m’être essayé à paraître ce qu’il était naturellement, sans effort.

Il me tend la main, je la serre.

— Monsieur Vaquette ? Je vous attendais. Vous avez fait des misères à mes hommes, paraît-il ?

— Vous parlez de mon humour torride en cette nuit froide, ou bien des quelques coups qui également ont pu les échauffer ?

— Je vois sans déplaisir que votre esprit est à l’égal de votre réputation. Savez-vous que vous prenez le risque ainsi de n’être pas compris des autres, probablement même en des phrases qui vous paraissent simples et quotidiennes ? « Pour la plupart, le sérieux, c’est l’air sérieux », dira Jean-Edern Hallier dans quelque temps. Montaigne et La Rochefoucauld ont d’ailleurs peu ou prou écrit la même chose : « Je n’aime ni n’estime la tristesse, quoique le monde ait entrepris, comme à prix fait, de l’honorer de faveur particulière. Il en habille la sagesse, la vertu, la conscience. Sot et vilain ornement » ; « La gravité est un mystère du corps inventé pour cacher les défauts de l’esprit. »

— Ainsi donc suis-je condamné à ne pas fréquenter la plupart. Je vous rassure, cela n’entame plus ma joie depuis bien longtemps déjà.

— Je sais. Je sais beaucoup de choses sur vous, et sur vos acolytes, monsieur Vaquette. Nous avons longtemps cherché qui était responsable de tant d’actions d’éclat. Nous imaginions plusieurs groupes, ou une organisation tentaculaire, et il nous a fallu du temps avant d’avoir la certitude, puis de croire, que si peu étaient capables de tant. De ce moment-là, je me suis intéressé à vous, vivement, j’ai diligenté des enquêtes, beaucoup appris, et vous voilà aujourd’hui. Balzac : « Elle vit de bonne heure le monde comme il est […] cet événement [lui] inspira pour toujours ce mépris de l’humanité qui la rend si forte. » Que pensez-vous d’un tel portrait ?

— Flatteur. Vous auriez pu choisir un pire peintre.

— Mon nom, dans la Résistance, est Vautrin. Quel est le vôtre ?

— De Rubempré, pour vous complaire ? Sérieusement, je trouve ce jeu absolument grotesque.

— Le grotesque qui est, strictement, l’appropriation de la vérité.

— C’est cela. S’il vous faut vraiment un nom, disons Vaquette – c’est un auteur français underground à cheval sur ce siècle et le prochain.

Il s’est figé, à peine une seconde, sans perdre sa contenance, sa superbe, a souri.

— D’accord. Mon nom, mon vrai nom, est d’Astignac. Tous ici l’ignorent, je vous demanderai de ne pas le révéler.

Joli contre. D’Astignac 1, Vaquette 0. J’aime trop la victoire, le jeu, pour être mauvais perdant.

— Bien, général d’Astignac, si vous en veniez au fait  et m’expliquiez le but de cette convocation, de cette invitation ? Parler littérature ?

— Non, malheureusement d’ailleurs, car probablement aurions-nous beaucoup à nous dire. La Résistance, pour des raisons politiques et militaires qui je suis sûr ne vous échappent pas, s’unifie, et, parmi les forces qui comptent, vous restez bizarrement, en dehors de toute logique, de toute crédibilité presque, un électron libre – c’est comme cela qu’on dit, non ? Le premier objet de ma venue consiste donc, je vais peser mes mots, je sais que cela a une importance terrible, à coordonner nos activités.

J’ai ri.

— Vautrin, c’est bien. Carlos Herrera eût été mieux encore. Vous êtes jésuitique à souhait. Vous désirez, somme toute, que notre électron libre soit absorbé par un atome, et trouve sa place, parmi d’autres, autour d’un noyau ?

— Dites-moi (je profite de votre présence pour étoffer quelque peu ma culture scientifique), un électron seul, non lié, peut-il exister durablement ?

— Oui. Pour peu qu’il reste en mouvement, nous l’appelons électricité, et il éclaire le monde.

Digression

Là, Vaquette, ce n’est plus de la vulgarisation, c’est du grand n’importe quoi.

Fin de la digression

— Dois-je comprendre que vous déclinez ma proposition ?

— Non, si nous en restons strictement à vos termes, une synergie, une coordination avec l’entière liberté, l’entière responsabilité de nos actions réciproques. Oui, si vous comptez nous inféoder.

— Je vous rassure, loin de moi cette idée, qui, je suis certain, ne servirait pas notre intérêt. Vous nous serez infiniment plus utile, plus utile à la cause nationale, oui je sais, passons, en étant simplement vous-même, en étant libre. D’ailleurs, vous ne me connaissez que fort peu, mais je vous assure que nous partageons la certitude que « le véritable ennemi, c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone, et cela reste vrai que l’on soit d’accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment », George Orwell, n’est-ce pas ?

— Même moi, je n’aurais pas dit mieux.

— Bien, poursuivons donc par l’essentiel, et quelques accessoires. Au nom du gouvernement légitime de la France libre, je vous nomme lieutenant de l’armée française de libération nationale, et vous honore de la croix d’Alsace-Lorraine, distinction militaire la plus prestigieuse après le Grognard d’or que vous obtiendrez chapitre 37. « Le poison des hommes forts, c’est la gloire dont ils ont soif, l’adoration des imbéciles, la reconnaissance de la foule. La soif de gloire est la faiblesse de l’homme fort, son tourment et sa maladie ; et jamais elle ne disparaît, elle est bête comme l’amour » – Van Dongen.

— Vous disiez quoi au sujet de la gravité, du sérieux ?

— Rien que je puisse renier, pourquoi ?

J’ai souri. Lui aussi. Il avait l’ascendant, toujours.

Digression

À quinze ans, en première, j’ai eu dix-neuf à l’oral de mon bac de français. J’ai crié, de joie, et j’ai dû faire dix fois le tour de la salle d’examen en courant, en sautant, avant de remercier très vivement l’examinateur qui m’a répondu gentiment : « Calmez-vous, et ne me remerciez pas, vous l’avez bien mérité, vous êtes brillant. » Oui, moi qui ai vomi comme personne, et qui vomis encore l’institution scolaire républicaine et laïque, moi qui venais quelques jours auparavant d’être exclu de mon lycée, moi dont le mépris pour le corps professoral dont le brave homme faisait partie ne s’est jamais démenti, j’ai vécu ce jour-là, je le confesse avec un peu de honte, une de mes plus belles satisfactions, une de mes plus grandes joies, et ce résultat, ce commentaire aussi, restent constitutifs aujourd’hui de mon bonheur – ah ! et puis, mon « Madame le proviseur, bonjour, j’ai eu la meilleure note du lycée, de mon ancien lycée, au revoir »…

Fin de la digression

Le ridicule, je sais, tue moins souvent que les balles. Aussi, bien vivant, et tout en affichant le plus total mépris pour une décoration que j’ai glissée, sans même un regard, au fond ma poche, j’ai senti en moi une exultation intérieure proche du plaisir : bordel, le lieutenant Vaquette se la pète avec sa médaille. Je me sauvais pourtant à mes yeux de l’opprobre en me répétant, peut-être seulement pour m’en convaincre, que je n’étais pas dupe, en songeant plus sérieusement, déjà, de façon partiellement prophétique, que la gloire officielle, les titres, les honneurs, peuvent utilement servir à se soustraire au pouvoir minable mais si handicapant de cet essaim de petits chefs qui forme le squelette de l’autorité.