Chapitre
cinq: l'Amour.
La scène
se présente sous forme d'un duel à mort
entre, à ma droite, Anna KARÉNINE, cent
vingt ans, neuf cent dix huit pages, "l'âme
d'autrui est un mystère, l'âme slave est
une énigme", et à ma droite, COSTALS,
soixante ans, neuf cent douze pages, "si je voulais
vous parler un langage un peu pré-tentieux, je
vous dirais: la vie est mon épouse, et les livres
que je tire d'elle sont mes enfants"; Le sort,
fort peu galant, a choisi COSTALS
pour ouvrir les hostilités - il dit:
L'amour, ma p'tite
Y'a bien plus important
Y'a mon oeuvre et ma bite
Y'a le monde et les gens
Car cracher sur tout ça
Et vomir le néant
Ca ne s'improvise pas
C'est un job à plein temps
Quel bonheur?
quel bonheur? quel bonheur? s'écria-t-elle, quel
bonheur? quel bonheur? Quoi? c'est ça l'Amour?
c'est ça ton "bel amour, ton cher amour,
ta déchirure, que tu portes en toi comme un oiseau
blessé, et ceux-là, sans savoir, nous regardent
passer"(ARAGON) ? Mais ils savent ceux-là,
ils savent l'imposture des poèmes et des chansons
d'amour, le grand amour, uni-que et éternel; et
puis après, le grand chagrin, lui aussi éternel:
"ne me quitte pas" , "je deviendrai
ces autres qui te donnent du plaisir" , ça
veux dire quoi? ça veut dire quoi, ma grande? que
tu vas le sucer à genoux dans les chiottes avec
une perruque rousse? alors, dis-le, parle donc vraiment
d'Amour, ça te changera de l'hypocrisie et de la
mystification; et puis encore après, y'a quoi?
ah oui! le parjure, bien sûr: la vie continue, malgré
tout, c'est dur, on n'oublie rien, mais on s'habitue quand
même; et puis, deux ans après, un nouvel
album, parce qu'il faut bien manger,
hein?, avec un nouveau grand amour, unique et éternel...
Allez va, ils savent, ils savent les petites amours d'une
nuit qu'on fait durer six mois parce qu'on en a trop honte,
et la vulgarité des forfanteries de mecs, ou des
discussions de filles, ou des tractations de couples,
et les men-songes, les bassesses, les lâchetés,
toujours, et les lieux communs de la dra-gue, et les minables
histoires de cul, parce qu'à défaut de grive,
on bouffe du poulet, aux hormones, sous Cellophane en
plus - "j'te préviens
tout d'suite, moi, j'suce pas, ça m'dégoûte;
ça tombe bien, moi, j'baise pas, ça m'fatigue".
Eh! COSTALS, c'est pas
toi qui a écrit: "se baver entre les dents
quand on en a pas très envie, cela n'est pas drôle"?
Ça te fait rire, ça? Oui, oui, tu as raison,
moi aussi, ça me fait rire.
L'amour, ma poule
J'en suis bien désolé
Mais c'est une pierre qui roule
Faut pas trop s'accrocher
Bref, on n'ira jamais
Sur ton île de mes deux
Puis d'abord, où elle est ?
Sûr'ment en grande banlieue
Quel bonheur? quel bonheur? quel bonheur? s'écria-t-elle,
quel bonheur? quel bonheur? Quoi? c'est ça l'Amour?
c'est...
"Si y'a des soirs où tu m'regrettes
Appelle-moi, j'arrive aussitôt
Si t'as envie d'un tête à tête
Compose tout d'suite mon numéro
Tu sais, je n'vis plus seul
Et si c'est Cathy qui t'répond
C'est pas la peine de faire la gueule
J'peux plus vivre seul, abandonné, sans affection:
J'peux plus viv' seul
J'peux plus viv' seul
J'peux plus viv' seul
J'peux plus viv' seul
J'peux plus viv' seul"
Ben, prends-toi un chien, mon grand, ou un hamster,
ou un poisson rouge, que sais-je? Quoi? c'est ça
l'Amour? C'est "y parle d'amour
comme y parle des voitures" - " Ouais,
putain, comment elle est carrossée la salope! T'as
vu l'pare-chocs avant, et le haillon arrière, putain,
on doit pouvoir en mettre des trucs dedans! En plus, elle
doit pomper un maximum". A moins que ça
ne soit bien pire: " Bon, c'est
pas une première main, la couleur me plaît
pas trop, c'est sûr si j'pouvais, j'prendrais une
Ferrari (Lolo FERRARI?), mais
bon, c'est une bonne occase, j'peux pas mettre plus, j'ai
besoin d'une bagnole tout de suite, j'pourrai toujours
la r'vendre si j'trouve quelque chose de mieux, et puis
d'toutes façons, faut apprendre à s'contenter
d'c'qu'on a dans la vie" - Super!
Alors, on se maque, et tout est dégoûtant,
et petit, et laid. Du mariage (tut!
tut!), au divorce ("t'as
d'jà eu l'gosse, alors moi, j'prends l'piano"),
en passant par les enfants susdits parce qu'il faut bien
trouver une bonne raison pour rester ensemble; des engueulades
sordides (" j'te signale que
tu m'dois d'l'argent", "oui, ben mon ex, il
avait l'élégance de pas m'le rappeler"),
à l'ennui minable en commun, rythmé par
cette seule question qui ne vient ja-mais aux lèvres:
" j'me d'mande quand est-c'qu'on va commencer à
se trom-per? ", en passant par l'asphyxiante vulgarité
de la vie des familles; tout me dégoûte,
tout ça me dégoûte, ça me couperait
presque l'envie d'en rire.
L'amour, mon ange
Enfin, soyons lucides
Au fond qu'est-c'que ça change?
Sauf les silences plus vides
Pourquoi chercher un sens
A ce jeu qu'on joue là ?
Et rien n'a d'importance
Sauf, peut-être, moi, pour moi
Quel bonheur? quel bonheur? quel bonheur? s'écria-t-elle,
quel bonheur? quel bonheur? C'est pas ça l'Amour.
C'est pas de trouver un mec, ou une nana, quelqu'un, n'importe
qui. Non! c'est de prier, chaque jour, espé-rant
rencontrer ce Dieu qui est tout. C'est le contraire de
la résignation que vous prêchez pour tout,
pour tous, et tout le temps - "mais,
pour qui tu t'prends ma pôv' fille!, faut pas croire
au Prince Charmant".
Comme toujours, l'Imposture se nourrit de la confusion
des termes. Faut-il donc que j'appelle mon bel Amour,
"Cassoulet", comme VAQUETTE?
ou que je l'écrive avec un grand "H",
comme toi, COSTALS, pour
t'en moquer? Comme tu as tort, comme tu as tort, c'est
tes petites "histoires" qui sont grotesques
et pitoyables.
Moi, mon bel Amour est grand. Il est un but, un achèvement,
une ré-demption, un pont, un pont vers le Surhomme:
il est un passage, et une chute. Avant, il n'y a rien;
après, il n'y a plus rien, car il est tout.
Comme tu as tort, comme tu as tort, COSTALS,
au moment de passer sous mon train, je ne m'écrierai
pas "j'aurai peut-être encore
quelques bonnes heures", non, je dirai juste,
préservant par ma mort l'essentiel de ma vie: cra-che
dessus, c'est de l'Amour, ça pue, ça tue.
C'est plus possible, c'est plus possible, moi, moi, j'veux
rester grande et belle,