Ami-camarade adorateur du Grand Mythe Vaquettien,
Il ne me restait que quelques heures, ouf ! pour ça du moins je suis dans les temps : bonne année à tous, qu’elle vous offre absolument tout ce à quoi vous pouvez rêver : le plaisir de lire le nouveau roman de l’IndispensablE, la joie de vos proches lorsqu’ils recevront en cadeau ledit nouveau roman de l’IndispensablE, ou le bonheur partagé d’une giga teuf pour fêter le prix de Flore attribué à – devinez quoi ? – le nouveau roman de l’IndispensablE bien sûr ! – voyez comme je pense à vous…
Et puis, pour bien débuter l’année, je vais me faire un premier cadeau, à moi, je vous jure que je l’ai bien mérité : une Encyclique remarquablement brève. Oh certes (ne vous réjouissez pas trop vite), non pas brève à lire – tant pis pour vous – mais brève, pour moi, à écrire, ou plus exactement à recopier. Oui ! parce que, pour l’essentiel, c’est bien à du couper-coller que je vais me livrer à présent : nous débuterons, afin de faire le point sur l’avancement de mon champagne, de mon cadavre et de mes putes, par un extrait de ma correspondance personnelle, puis nous passerons chez Taddeï (je sais, vous en rêviez), sur Europe 1 précisément, pour une interview de Claude Chabrol, ensuite, je laisserai mon avocat – il s’appelle Blaise Cendrars – plaider ma cause tant son "pro domo" résonne fraternellement à mes oreilles, enfin, en guise de post-post-scriptum, nous conclurons avec Marc-Édouard Nabe qui nous expliquera ô combien pertinemment pourquoi, polar ou pas, hip-hop ou pas, je suis condamné à l’underground et pour longtemps encore.
C’est parti, donc. Comme promis, nous commençons par un extrait de ma correspondance personnelle, et, comme promis également dans ma précédente Encyclique, voici des nouvelles de mon prochain – rires ! – roman. Bon d’accord, j’avoue, dans ma Bulle 45, je vous avais promis des nouvelles "avant la fin de l’année 2010" : je suis en retard, comme toujours, d’ailleurs plutôt moins que d’habitude (encore que, soyons honnêtes, "des nouvelles avant la fin de l’année", ça voulait dire, pensais-je alors, "Voilà, ça y est, j’ai fini !" et, malheureusement, il me faut bien vous confesser que, pour le coup, je suis méchamment à la bourre…). Control C, control V (pomme C, pomme V pour les riches) : Vaquette répond à l’insistante question ces temps-ci ("Tu en es où dans ton roman ?") de l’un de ses correspondants :
"Que te dire ? Plus j'avance et plus j'ai l'impression de m'éloigner de la fin : non pas que je recule ni même stagne, mais parce que plus je progresse dans le brouillard, plus je défriche et construis quelques fortifications pour assurer le territoire conquis, plus je me rends compte que la limite dudit territoire est plus loin encore que je l'avais imaginée la semaine précédente (et a fortiori il y a deux, trois, quatre semaines, sans même évoquer le début du projet : j'envisageais ça alors comme un polar récréatif écrit en deux mois : pffff ! que j'en suis (très très très très...) loin désormais !). C'est à la fois terriblement enthousiasmant parce que c'est ça, dans mon boulot comme en tout, vivre, enfin, je crois, c'est d'autant plus enthousiasmant que je sais par expérience que ce ressenti m'a toujours conduit à des réussites éclatantes (artistiquement j’entends, socialement c'est un rien moins vrai...), et, dans le même temps bien sûr, c'est usant, frustrant, fatiguant, démoralisant d'avoir le sentiment de ne pas avancer, bref, j'oscille entre, alternativement, enthousiasme et découragement (c'est le propre de nos métiers, à la fois leur charme et leur difficulté morale), en attendant le moment, j'espère pas trop lointain – l'expérience, toujours –, où je vais suffisamment avoir défriché de terrain et construit des postes de garde assez hauts afin d’embrasser clairement le paysage pour être certain que, ouf, enfin, ça y est, c'est bon, il ne me reste plus qu'à planter des rosiers rouges en guise de clôture pour que mon nouveau domaine soit aussi magnifique que je le rêve.
Bref, il est vraiment trop tôt pour savoir si je vais écrire un roman beaucoup plus long et plus puissant encore que mon JGTALF (i.e. : "Je gagne toujours à la fin", pour ceux qui ne parlent pas couramment le vaquettien), mais je l'espère et le pressens. Ce que je sais déjà, c'est que ma façon de travailler et ce que je pense en tirer sont très différents de ma précédente expérience. Rien que pour cela, ça en vaut la peine : une fois encore, vivre ce devrait être ça, aller voir ailleurs, plus loin, toujours plus loin, si on y est encore, surtout pas pour se fuir mais simplement pour toucher ses limites."
Ces précisions effectuées, citons à présent Chabrol chez Taddeï (sur Europe 1) : "Je me suis aperçu au milieu de mon premier film que, soit je ne le finirais jamais parce que j’étais perfectionniste à mort, soit j’abandonnais le perfectionnisme… et j’ai préféré abandonner le perfectionnisme et me placer dans la lignée des gens qui, comme on dit, ont une œuvre abondante…" Blang ! Ça a fait blang dans ma tête – ou plutôt, non, tilt ! c’est mieux, ça, tilt ! –, ça a fait tilt ! dans ma tête quand j’ai entendu ça. Alors voilà, moi aussi, comme lui, j’imagine comme tous ceux qui se sont essayés à entreprendre quelque chose dans leur vie, j’ai été confronté à ce choix et, ça ne vous étonnera guère, j’ai choisi (ou basculé, ou sombré, ou plus simplement je me suis retrouvé, je ne suis pas sûr d’avoir déniché le mot juste) (dans) l’autre voie, celle des "perfectionnistes à mort" qui, conséquemment, "produisent" (très très très) peu. Je serais d’ailleurs malhonnête (et ça ne flatterait guère ma lucidité) si je vous affirmais ici que c’est Claude Chabrol seul qui m’a fait prendre conscience de cet état de fait. Disons plus exactement que sa phrase est arrivée au bon moment pour me faire énormément de bien. Alors voilà, je n’y reviendrai pas, du moins je l’espère, cette réalité est actée et j’ai décidé – appelons ça une bonne résolution pour la nouvelle année – de cesser de me tourner les sangs à cause de la lenteur avec laquelle je travaille, à cause de mes incessants retards, à cause de cette impression douloureuse de ne rien branler et de ne pas suffisamment avancer, pour tenter de regarder exclusivement les choses par l’autre bout de la lorgnette : la qualité du travail que je réalise, l’un étant essentiellement la conséquence de l’autre et l’autre essentiellement la conséquence de l’un, et, à tout prendre, je préfère mille fois "produire" si peu d’objets dont je suis si fier plutôt que de croupir dans l’insatisfaction permanente sur le mode "Putain ! Si j’avais eu du temps, ça, je ne l’aurais pas fait comme ça !" ("Personne n’est obligé de savoir – mais moi je sais – quel roman eût été l’Imposture et la Joie si le temps m’avait été laissé de fondre les deux volumes en un seul (...) Ah ! que je regrette d’avoir eu peur, j’aurais fait tellement mieux" – Bernanos.) Comprenez-moi d’ailleurs, il ne s’agit pas, le plus sincèrement du monde, de juger une façon de travailler (la mienne en l’espèce) supérieure à une autre (celle de Costes par exemple), juste, j’ai la conscience relativement plus sereine aujourd’hui qu’hier que c’est comme ça que, moi, Vaquette, je dois travailler et qu’il me faut bien, conséquemment, en accepter les désagréments, les douleurs même, en l’occurrence cette éternelle angoisse – la même que j’avais à l’école lorsque je ne rendais pas mes devoirs en temps et en heure – du branleur désespérément toujours à la bourre.
Mon pro-domo n’est pas encore assez convaincant mesdames, messieurs les jurés ? Et bien soit, j’appelle donc à la barre mes deux avocats, eux aussi m’ont fait énormément de bien par leurs propos rassurants. Ma maman déjà – mais une maman, c’est là pour être rassurant, non ? – grâce à cette phrase limpide de bon sens : "Tu sais, Houellebecq, il met quatre ans pour écrire ses livres !" – ouf ! il me reste donc trois ans et un mois (J’ai commencé à penser à ce nouveau projet en février dernier, sur un sentier de randonnée bourbonnais en compagnie de ma tendre et douce Rennaise) avant d’obtenir le prix Goncourt (ou à défaut le prix de Flore avons-nous dit en introduction). Mon deuxième avocat ensuite, incomparablement plus prestigieux, c’est Blaise Cendrars – en personne. Pour ceux qui ne l’auraient pas lu, je ne peux que conseiller un merveilleux petit texte qui dit beaucoup de la réalité du travail d’auteur et qui se trouve en postface de Moravagine (du moins dans l’édition des Cahiers rouges de Grasset). Ça s’appelle "Pro domo" – ça s’impose, n’est-ce pas ? – et ça explique comment et pourquoi, alors qu’il a eu pour la première fois l’idée de Moravagine en 1912, il ne rendra le manuscrit définitif à son éditeur que le 1er novembre 1925 pour une parution en 1926 : quatorze ans plus tard ! Promis, je vais tenter de ne pas faire pire que lui… Je vous livre ici les quelques passages qui, comme je l’ai écrit en incipit de cette Encyclique, sont le plus profondément entrés en résonnance avec la réalité du travail que je tente de réaliser aujourd’hui :
"1916 : Moravagine était campé. Sa jeunesse, son passé m’était connu. Il ne me manquait plus rien. Le type était là, bien vivant, complet. Je le possédais. Il me possédait. Rien de plus simple que d’écrire cette fois-ci son histoire. J’aurais pu le faire en une page ou en cent volumes, tant tout cela me paraissait facile et se déroulait logiquement. Cependant (…), une fois de plus je perdis mon temps. (…) Je me promenais dans Paris avec une belle gosse que j’avais "dans la peau". Tout à ma maîtresse, les grands livres à faire étaient envoyés aux cinq cents diables ! (…) J’ai envie de travailler. Un type me prête des sous. Je pars brusquement, rompant des liens très doux. Me voici l’hiver à Cannes. J’y reste trois mois. J’avais envie de travailler. Rien ne va plus. Ma tête craque. Poussée de projets. Il y en a trop. (…) Je prends des millions de notes. Ma chambre d’hôtel finit par être pleine de dossiers éparpillés sur le plancher, de papiers en désordre qui débordent des valises (…) On se croirait chez un astronome ou un inventeur devenu fou. Je rentre à Paris. Harassé, épuisé, mécontent, je retourne à Montparnasse. (…) Je mène une vie de bâton de chaise. (…) Je m’endette terriblement. Fin juin 1917, je vends tout mon barda, réalise quelques billets bleus et pars à la campagne (…) et, un beau jour, je loue une grange branlante dans un hameau perdu, je m’enferme et je me mets à écrire. C’est le 31 juillet 1917. Ma pensée est claire. Je domine mon sujet. Je trace un plan précis, détaillé. Mon livre est fait. Je n’ai plus qu’à écrire le développement littéraire autour de son armature bien plantée. (…) Tout me paraît simple et facile. Mais voilà. Je dois surmonter la paresse qui est le fond de mon caractère, cette tendance satanique à l’autocontradiction qui intervient toujours et me fait rater des tas de choses, qui me dédouble et me fait moquer de moi-même à chaque occasion et à tout propos, qui me fourre dans de drôles de situations. Je dois aussi vaincre la peur, cet état de transe qui m’envahit et me paralyse à la veille de commencer un travail littéraire de longue haleine et qui va m’enfermer entre quatre murs, travaux forcés, vie de bagne durant de longs mois (…). Il faut vraiment avoir une réserve de bonheur emmagasiné pour se mettre délibérément dans cette situation d’outlaw qui est celle de l’homme de lettres dans la société contemporaine, de bonheur, de calme, de santé, d’équilibre dans le caractère, de disponibilité et de volonté. Au bout de dix jours de tatillonnement, je suis prêt. Me voici au travail. (…) J’écris… (…) Je prévois de ne pas avoir fini mon livre avant un an. C’est d’ailleurs ma moyenne. (…) Je commence un nouveau manuscrit de Moravagine à Nice le 9 janvier 1918. Je prends la décision d’écrire un minimum de dix pages par jour pour être prêt le 15 février et en finir une bonne fois. Je me prive de tout, ne sors pas et vis comme un ermite."
La suite est moins réjouissante. Il s’arrête dans un premier temps après avoir écrit 80% du roman, à la fois par manque d’argent et aussi par insatisfaction du résultat ("Trop de lyrisme") puis abandonne le projet durant de longues années pour au moins deux bonnes raisons : "Il a fallu gratter comme un nègre pour faire vivre tout le monde" et "Ce que j’ai surtout pris en dégoût, c’est la littérature (i.e. : le monde germanopratin des lettres) et la vie artificielle et conformiste que mènent les écrivains." Finalement, par l’entremise de Cocteau, un éditeur lui file de la caillasse (beaucoup…) en janvier 1924 pour qu’il achève enfin le manuscrit. Il traînera encore presque deux ans avant de lui rendre…
Il y a également un passage que j’ai failli vous recopier dans lequel il raconte les différentes étapes par lesquelles passent ses projets et puis, par souci de précision et de rigueur et certain que ça intéressera quelques-uns parmi vous (les autres peuvent passer directement aux post-scriptum – c’est assez long, vous êtes prévenus (et dire que je m’étais promis de ne faire que du copier-coller pour ne pas perdre de temps…)), je vais tenter de vous décrire ces différentes phases plus personnellement – appelons ça, au choix, un exercice de style, un plagiat ou bien une master-class :
J’ai toujours travaillé (depuis que je suis "grand" du moins, oublions mes chansons de jeunesse torchées sur un coin de table en deux heures), en quatre étapes. D’abord une idée, disons un truc à dire (comme pour J’veux être Grand et Beau ou la Conjuration de la peur) ou une trame (pour JGTALF ou mon nouveau roman), qui s’incarnerait dans un forme définie bien qu’encore plutôt vague (un spectacle seul en scène, un CD de hip-hop, un faux roman historique ou un vrai polar…). Ensuite, durant des mois, des années même (parallèlement ou non à un autre projet en cours), tout ça commence à me tourner dans la tête de façon de plus en plus obsessionnelle et je prends alors des notes d’une manière compulsive et désordonnée, sur le fond, sur la forme, sur les erreurs à ne pas commettre, sur les directions qui mériteraient d’être creusées, etc., bref, sur tout ce qui me vient à l’esprit et qui me semble plus ou moins en rapport avec le projet (Vous verriez chez moi, c’est rempli de classeurs, de pochettes, de boîtes bourrés de Post-it, de feuilles A4 ou de pages de carnets…) Plus j’avance dans cette phase et plus d’ailleurs l’objet définitif commence à devenir moins flou, à doucement s’affirmer et conséquemment les notes que je rédige prennent une direction notablement plus identifiable. La troisième phase, elle est décrite assez précisément dans le chapitre 17 (Vaquette réfléchit) de mon JGTALF : "Parfois, j’avais une intuition, une lueur, immédiatement noyées sous une vague de questions, puis, de nouveau une lueur, un début de certitude même, et des questions, encore. Dans ma tête alors, commencèrent à se former des boîtes, des cases, dans lesquelles des informations prenaient lentement place, et, entre ces boîtes peu à peu ordonnées, quelques interactions causales, et toujours des questions, bien sûr. Puis, finalement assez rapidement, naturellement, ma perception s’est inversée : il ne me resta que de larges zones d’ombre dans un système dont je commençais à comprendre le mécanisme. En moins d’une heure de route, toute leur installation m’était claire, je n’eus pas même besoin de concevoir un plan d’action, il m’apparut d’évidence." Oubliez le "moins d’une heure" (cette phase se compte plutôt en mois, c’est le centre de tous mes travails), le reste est exact : je tripote mes notes, les précise, les réunis, mets à la poubelle les redites souvent nombreuses (Oh ! Ça, pour que je l’ai écrit douze fois en deux ans, ça doit être important…), je les relis, les relis encore, me demande bien ce que je vais pouvoir faire de cohérent de ce patchwork foutraque, puis, peu à peu, j’arrive à déterminer un ordonnancement rationnel, une direction quant au fond et quant à la forme pour aboutir à un plan extrêmement détaillé où toute la structure (de la trame ou du raisonnement principaux jusqu’aux plus anecdotiques digressions) prend sa place logiquement dans une forme claire à la fois dans mon esprit et sur le papier. Ne reste plus alors "qu’à" se coltiner la quatrième et dernière phase, laborieuse au début puis, au fur et à mesure que je me prends au jeu, de plus en plus jouissive : l’écriture concrète qui n’est pas, loin s’en faut et contrairement à ce qu’on imagine en général, la phase de travail la plus chronophage (pour mon JGTALF par exemple, ça ne m’a pris "que" cinq semaines : à comparer aux quelques années de maturation et surtout aux onze mois de "conceptualisation" du plan détaillé !). (Il faudrait d’ailleurs ajouter pour être complet une cinquième phase de correction, de fignolage et de production car tant qu’une œuvre n’est pas physiquement "sortie", elle n’existe pas encore réellement dans sa forme définitive.)
En août dernier, lorsque je vous ai laissés (je vous renvoie au "work in progress" entamé dans mes précédentes Encycliques – précisément ici – pour le début de l’histoire), la trame romanesque du polar était pratiquement bouclée, du moins dans ses grandes lignes, de même que la partie, disons, "recherche et réflexion" autour de la prostitution (sans oublier tout un tas de "repérages" narrés précédemment). J’ai encore durant deux-trois mois continué à affiner ces différents points avant de me lancer avec détermination dans la fameuse "troisième phase", celle, donc (pour ceux qui m’ont suivi), de "conceptualisation du plan détaillé". Et là, j’ai eu beau lire et relire mes notes, m’asseoir et me lever de mon canapé, parler tout seul, tourner en rond devant mon poêle à bois, me retenir à chaque instant de ne pas m’arracher les cheveux – mais j’en ai bien trop besoin pour ressembler à Vaquette –, le déclic ne venait pas, la lumière se refusait à mes yeux ébahis par tant de surnaturelle magie… Un truc me manquait pour basculer du côté lumineux de la force, "mais quoi ? et, toutefois, déjà nécessaire. Ah ! sans elle, le reste n’est rien !" (Bernanos de nouveau (pour ceux qui n’auraient pas reconnu).) J’ai alors longuement réfléchi avant de trouver la réponse : je n’arrivais pas à avancer car je ne savais pas qui étaient profondément mes personnages ! Dis comme ça, cela peut sembler incongru et d’une impéritie terrible, et ça l’est : c’est le revers de la médaille (et toute l’excitation de la chose en retour bien sûr) de changer à chaque nouveau projet de média, on ne sait pas d’avance comme un professionnel compétent quoi faire (et comment) pour travailler le mieux possible et dans l’ordre le plus judicieux. Mais pourtant, me direz-vous, un roman, tu en as déjà écrit un, non ? Effectivement ! Mais il s’agissait d’un tel roman du "je" que, au final, je n’ai jamais eu à me poser avec tant d’acuité cette question : les personnages n’existaient avant tout que dans leur fonction romanesque (me seconder, me trahir, me libérer, me dénoncer, etc.) ainsi que, JGTALF étant fondé sur le principe classique du dialogue philosophique, dans leur fonction de contradicteurs. Par delà ces deux rôles, quelle est l’histoire de leur vie, quelles sont leurs névroses ou ne serait-ce, a minima, que leurs qualités et leurs défauts, tenez, même leur apparence physique, leur adresse, leur âge, leur moyen d’existence, etc. sont le plus souvent passés sous silence. N’y voyez surtout pas là un mea culpa, JGTALF est un roman fabuleux dont la logique est (Je pense que je n’apprends rien à ceux qui l’ont lu) : quant au "je", la plus intime précision, pour le reste, du grand n’importe quoi ! – et c’est très bien comme ça. Seulement voilà, pour ce nouveau roman, à l’opposé, il m’a semblé indispensable (sans majuscules : Vaquette ne sera pas même un personnage secondaire) d’être d’une très grande véracité – je vous renvoie à ma Bulle précédente qui explique cela fort longuement. Je me suis donc aperçu que, si je commençais à très bien connaître tous mes personnages quant à leur fonction romanesque (qui fait quoi, pourquoi et à quel moment dans le cadre du déroulement de l’action du polar), qui ils étaient réellement par delà des archétypes vite dessinés bien loin de la complexité réelle de tout humain, je n’en avais qu’une idée imprécise. Je me suis donc mis à faire des fiches extrêmement détaillées (des notes sur une vingtaine de pages pour chacun de mes personnages) donnant leur nom, leur apparence, leur taille, leur poids, leur adresse, etc. mais aussi leurs qualités et leurs défauts, leurs désirs, leurs peurs, leurs névroses, leur façon de se comporter en public ou en privé, leur rapport aux femmes ou aux hommes dans et hors la sexualité, etc. et surtout, leur histoire détaillée. Dis comme ça, ça vous semble peut-être inutile ou bien a contrario une évidence, mais moi, j’ai découvert en le réalisant que ce travail est essentiel et qu’il va me permettre d’incarner mes personnages de façon incomparablement plus profonde que si je m’étais contenté de les réduire à des caricatures fonctionnelles. A priori d’ailleurs, il y a peu de chances que la totalité des informations contenues dans ces fiches vous soient révélées dans le roman, l’essentiel n’est pas là, il est avant tout dans le besoin que je ressens de les connaître suffisamment bien pour être capable de leur donner vie davantage comme un comédien talentueux que comme un marionnettiste sans âme. Et pour ce faire, cela réclame un boulot de fou terriblement long (et qui est loin d’être achevé : vous êtes prévenus, mon roman n’est pas prêt de voir le jour…) qui ne consiste pas à inventer n’importe quoi histoire de remplir mes vingt pages et basta ! mais à donner à chacun une réalité et une épaisseur cohérente avec la façon dont il va agir puisque, bien sûr, il fallait prendre le problème par le bon bout et, non pas créer une intrigue à partir de la "réalité" de personnages tangibles en les laissant "vivre" à leur guise, mais bien créer des personnages dont il serait réaliste qu’ils agissent comme l’exige ma trame romanesque – vous me suivez ? – et pour cela, il faut, avant de les consigner sur une fiche, cohabiter un moment avec eux afin de les apprivoiser, les confronter les uns avec les autres pour guetter leurs réactions et affiner la cohérence narrative non plus à travers un prisme exclusivement fonctionnel (Machin tue Truc parce que Bidule lui a dit que) mais également en fonction de la psychologie "réelle" de chacun. Tenez ! J’ai par exemple passé une journée entière à tourner en voiture dans les Combrailles, sous la neige, pour trouver le village de mon héroïne, pour entrer dans l’unique café de ce village, pour faire le chemin qui, passant devant l’interminable mur de l’usine de laine de roche puis le chevalement du puits de mine Saint-Joseph, l’emmenait tous les matins à son collège aux allures de gendarmerie, pour tenter de comprendre moins schématiquement que dans un tract du NPA ce que veut dire, concrètement, au fond du bide, être né(e) ici et pas ailleurs, issu(e) d’une famille tout droit sortie des Profils paysans de Raymond Depardon. Au passage, cela répond à ce doute dont je vous faisais part dans ma Bulle précédente : "Il me faut vous confesser pour conclure que cette "nouvelle" façon de travailler me donne pas mal de trac, la peur d'être sur une fausse piste, un truc "pas pour moi", ou plus précisément, "pas essentiel pour moi"." Et bien voilà, soyez rassurés – moi, je le suis du moins –, ce doute est levé : plus je m’éloigne de l’exercice de style du polar conventionnel qui était mon but initial pour m’enfoncer dans la profondeur d’un roman plus lourd, social et psychologique, plus je me rapproche de mon "essentialité" – ouf !
Et puis ouf ! une seconde fois, beaucoup plus fort que précédemment, car je crois vous avoir dit (la langue française supporte très mal la répétition, mais tant pis, c’est le mot juste) l’essentiel (du moins pour cette Encyclique) : patience jusqu’au prochain épisode…
À bientôt donc pour de nouvelles aventures (je ne donne plus de date vous l’aurez compris),
Crevez tous,
L’IndispensablE
PS : Juste, rapidement, un ajout pathétique et affreusement terre à terre. Cela fait treize mois, comme vous le savez probablement, que j’ai arrêté la scène pour écrire ce roman et, conséquemment, le trésor de guerre que j’avais mis de côté grâce à mon triomphe et votre générosité s’est peu à peu étiolé. Ajoutez à ça que ces bâtards de baltringues du Pôle emploi spectacle m’ont défoncé le cul façon hard-core sans même une noix de considération ni même un rien de vaseline (Vous connaissez le morceau "Je rêve d’éclater un type des Assedic" d’Akhenaton ?) Conséquemment, si certains parmi vous ont hérité (ou gagné à l’Euromillions) d’une somme gigantesque dont ils ne savent que faire, où qu’ils ont les moyens de me procurer de vrais/faux cachets d’intermittents du spectacle, ou un boulot qui consiste à écrire les potins de Voici un après-midi par semaine pour 8.000 euros par mois (Ne riez pas, ça existe), ou simplement qui peuvent me présenter à Liliane Bettencourt, surtout n’hésitez pas et rendez-vous sans plus tergiverser sur la page "Vaquette fait la manche" de son seyant site (Pour les plus pauvres d’entre vous, un don même modique – enfin, pas trop tout de même… – sera apprécié.)
PPS : Comme promis, du Nabe pour finir (dans le Vingt-septième Livre) : "Houellebecq lui-même me l'avait bien expliqué : Si tu veux avoir des lecteurs, mets-toi à leur niveau ! Fais de toi un personnage aussi plat, flou, médiocre, moche et honteux que lui. C'est le secret, Marc-Édouard. Toi, tu veux trop soulever le lecteur de terre, l'emporter dans les cieux de ton fol amour de la vie et des hommes !... Ça le complexe, ça l'humilie, et donc il te néglige, il te rejette, puis il finit par te mépriser et te haïr..."
Tenez ! J’aime beaucoup Orelsan, il ne s’agit pas de lui cracher tout à fait à la gueule (encore que son dernier single en compagnie de the Toxic Avenger laisse présager du pire), mais ce n’est pas son talent qui lui apporte son (relatif) succès, juste sa faculté de s’incarner en loser pathétique, comme une large frange de cette jeunesse qui constitue son public (et par-delà de l’humanité tout entière).
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