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1/ Tristan-Edern Vaquette, avez-vous déjà
été victime de la censure à la télé
et si oui pourquoi ?
De façon avérée, à la télé,
oui, une fois. De façon avérée, dans
d’autres médias, des salles de spectacles, un
prix et une revue littéraire, des maisons d’édition…
oui, pour le moins des dizaines de fois. De façon non
avérée, à la télé comme
ailleurs, c’est mon quotidien depuis plus de dix ans,
mais, comme dans toute pratique discriminatoire, il est très
difficile d’en apporter la preuve et on a tôt
fait, pour peu que l’on s’en plaigne ou même
qu’on le souligne avec dérision, de se faire
traiter de paranoïaque, de mégalomane ou d’aigri
(à quand le testing de la part de « SOS chanteurs
engagés » à la sortie de M6, de NRJ ou
de Télérama ?...)
Quant au pourquoi, c’est une histoire terriblement banale,
du moins pour moi : une émission me contacte (au passage,
la veille pour le lendemain, « mais tu sais comment
ça se passe à la télé ? »
– « Non ! ») sur l’air du «
ce soir ou jamais, on va vraiment parler de l’underground
en France, et, pour illustrer le thème, on veut que
ce soit toi qui viennes nous chanter en direct une chanson,
mais attention, attention, ici, c’est zéro censure,
respect, no problemo ». Là-dessus, avec la candeur
(il est vrai teinté d’un rien de lucidité
ironique) qui toujours m’habite, j’appelle directement
le présentateur de l’émission pour lui
expliquer ce que je compte chanter (convaincu que lui, qui
connaît mon travail, sera plus à même d’appréhender
la « provocation » que je comptais faire et dont
je ne lui ai rien caché). Il rit alors beaucoup (comme
quoi mon intervention aurait été drôle),
m’explique que ça ne lui pose aucun problème
(pour peu qu’on mette mon intervention en perspective
par une brève interview préalable qui permette
au téléspectateur de l’appréhender
avec la distance nécessaire) mais que ce n’est
pas lui qui décide, et puis, bon, le lendemain (quelques
heures avant l’émission, donc), le brave garçon
qui m’avait initialement contacté me rappelle
pour me signifier que, pour des raisons exclusivement techniques
et organisationnelles bien sûr, ma participation est
repoussée d’une semaine ou deux et qu’il
va m’inviter « très très vite, promis,
pour une émission trop top hard-core, zéro censure,
respect, no problemo ». Vous allez rire ? Il ne m’a
jamais rappelé : j’imagine qu’il a dû
perdre mon numéro de téléphone…
Voilà pour les faits strictement et objectivement exactes,
mais, pour dépasser l’anecdote je le répète
banale, de toi à moi, ça ne m'étonne
guère (c’est même une litote), ça
aurait été trop beau qu'ils me laissent faire
ce que je comptais et je pense qu'alors, nul n’aurait
jamais entendu ça à la télé. Seulement
voilà, si justement nul n'a encore jamais entendu ça
à la télé, la preuve en est une fois
de plus faite, c'est que ce n'est pas "possible"
de dire ça, de chanter ça à la télé.
Du moins aujourd’hui. Parfois, nostalgique, je repense
à « La Minute nécessaire de Monsieur Cyclopède
» qui était diffusée, à une époque
pas si lointaine, sur une chaîne publique à une
heure de très grande écoute et dont certains
épisodes d’un goût particulièrement
douteux ne trouveraient aujourd’hui probablement pas
leur place même au cœur de la nuit sur une chaîne
du Câble. Ça fait bizarre d’avancer dans
le temps et d’avoir le sentiment de retourner en arrière,
non ?
2/ Quels sont les types de censure qui vous agacent
le plus dans notre bonne vieille société du
spectacle ?
S’il ne fallait en choisir qu’une, peut-être
celle qui ne permet plus qu’existe aujourd’hui
en France un média satirique, « excessif »
et « subversif » comme le furent à leur
époque Hara-Kiri ou Charlie Hebdo.
3/ N'y a-t-il pas de nouvelles formes de la censure,
beaucoup plus perverses et pernicieuses ?
La question que tu poses en filigrane est : qu’est-ce
que la censure ?
Si la censure consiste en ce qu’un bureau gouvernemental
autorise ou non selon des critères politiques ou moraux
la diffusion de tel ou tel discours et/ou que le Ministère
de l’Intérieur envoie ses agents à ceux
qui tiennent des propos non conformes à la pensée
officielle afin d’exercer sur eux une pression qui peut
aller de l’intimidation jusqu’à la violence
physique et/ou la détention, alors, non, la censure
n’existe quasiment plus en France, à la télé
comme ailleurs.
Si, en revanche, la censure consiste à empêcher
de fait la diffusion d’un discours qui ne correspond
pas à l’idée dominante du moment, et ce,
quelles que soient la qualité ou la pertinence dudit
discours, alors oui, évidemment, à la télé
comme ailleurs, la censure existe et elle est même omniprésente
(et il faut être sacrément aveugle, complice
ou endoctriné – de bonne foi bien sûr…
– par l’idée dominante en question pour
ne pas s’en apercevoir).
Dans son dernier spectacle, Romain Bouteille dit en substance
(je cite de mémoire) : « Il n’y a aucune
censure sur le fond à la télé. Non !
D’abord parce que nous vivons dans un pays libre, ensuite
parce que définir explicitement ce qu’on n’a
pas le droit de dire, ce qui est réellement subversif,
ça pourrait donner des idées à ceux qui
n’y auraient pas pensé tous seuls. La seule censure
qui existe à la télé est donc sur la
durée : tu ne peux pas parler plus de dix secondes,
et bon, en dix secondes, il y a tout de même peu de
chances que tu arrives à développer la moindre
idée, et a fortiori la moindre idée intéressante
et subversive. » No comment.
4/ La censure, c'est parce que la télé
a peur des procès ou parce qu'elle a la trouille de
contrarier les gens puissants qui la financent ?
Ni vraiment exclusivement l’un ni vraiment exclusivement
l’autre, la réalité est plus minable que
ça. « Il n’y a pas de méchant système,
il n’y a qu’une somme d’individuelles lâchetés
», ici comme ailleurs, cet aphorisme vaquettien trouve
toute sa place. Est-ce que tu crois vraiment que M. et Mme
Danone en ont quelque chose à foutre que je passe ou
non à la télé (je parle pour moi, la
censure dont a été victime Pierre Carles, par
exemple, a manifestement été décidée
par des gens « puissants » et identifiables),
et ce, même si j’y passais pour inciter les gens
à ne pas se laisser « manipuler » par la
publicité et à ne plus acheter les produits
Danone qu’on leur vend ? J’imagine qu’ils
ont d’autres soucis plus sérieux à régler,
et puis, si Coluche revenait pour se foutre de la gueule des
enzymes gloutons de Bonus, si cela faisait augmenter l’audience
et fournissait aux annonceurs un peu plus de « temps
de cerveau disponible », M. et Mme Danone (ou Bonus),
qui sont des gens éminemment pragmatiques, en seraient
ravis, n’en doutons pas.
La réalité « plus minable que ça
» donc, est, dans l’immense majorité des
cas du moins, simplement celle de « responsables »
passablement médiocres, sans véritables idées
ou envies, évidemment sans rien à défendre
et a fortiori sans « vision » mais pour lesquels
leur place a tellement d’importance (« Tu te rends
compte ? Je travaille à la télé et les
gens me reconnaissent dans la rue ! Whaou ! C’est l’aboutissement
de ma vie »…) qu’ils sont prêts à
tous les compromis, toutes les lâchetés, tous
les arrangements pour la conserver, et pour cela, il faut
commencer par ne déplaire à personne. Ce sont
simplement des courtisans, ceux décrits dans le film
de Patrice Leconte, « Ridicule », qui finalement
ne parle que de la télé, aujourd’hui.
Naturellement, et c’est le principe d’une cour,
celui qui refuse les règles du jeu de la servilité
en est de fait exclu : la première « censure
» est là (et les courtisans en sont les garants,
bien sûr, puisque celui qui ne se soumet pas, soit ébranle
l’édifice et donc attaque de front leur situation,
soit, pire, « réussit » dans le système
sans même en accepter les règles du jeu serviles,
et alors il les délégitime de fait puisque leur
seule « légitimité », ils la tirent
de leur soumission). Après, ta question est de savoir
qui est le roi ? Le Ministre de l’Intérieur ?
Les organisations anti-racistes et autres lobbies bien-pensants
qui menacent de procès tous ceux qui « pensent
mal » ? M. et Mme Danone ? La ménagère
de moins de cinquante ans ? Pffff ! Et si la réalité
était définitivement encore plus minable que
ça : une cour sans véritable roi si ce n’est
l’image que chacun s’en fait, imprécise
peut-être, mais qu’en tout état de cause
il craint, ou, si tu préfères, d’une multitude
de roitelets envers lesquels les courtisans rivalisent de
déférence.
Pratiquement, pour répondre à ta question, c’est
les deux, mon colonel ! C’est la peur généralisée
(qui d’ailleurs dépasse de loin la télé
ou même globalement le monde médiatique : nous
vivons une époque, et je ne sais pas si chacun en a
conscience, qui a rarement été aussi peureuse
et conséquemment aussi peu audacieuse, aussi frileuse,
aussi réactionnaire, aussi sécuritaire dans
tous ses aspects, culturels, politiques ou sociaux), oui donc,
la peur des procès (ou même d’une menace
de procès, dût-elle être hypothétique
: Frédéric Taddéï m’a invité
sur Europe 1 pendant une heure en plein cœur de l’après-midi
et à même diffusé à l’antenne
l’une de mes chansons les plus « hard-core »,
conséquence… rien ne s’est passé
si ce n’est des échos globalement enthousiastes
– CQFD), la peur de déplaire aux gens «
puissants » aussi (enfin, du moins à ceux perçus
comme tels et qui ne sont bien souvent que des sous-chefs
insignifiants), ceux qui financent bien sûr, ou leurs
représentants, mais aussi ceux qui dirigent l’émission,
le service, la chaîne, le CSA, ou le Ministère,
ou leurs amis, ou les politiques qui pourraient un jour détenir
le pouvoir, ou leurs amis, ou les spectateurs, enfin, la quelque
centaine de ceux, toujours les mêmes, qui écrivent
à la chaîne pour protester dès que quelque
chose d’autre que le grand rien qui est le quotidien
de la télé est proféré, bref,
la peur de tout, partout et tout le temps, et rien d’autre
que cela, du moins pour l’essentiel : « Il n’y
a pas de méchant système, il n’y a qu’une
somme d’individuelles lâchetés »,
ici comme ailleurs, définitivement.
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